Vers une démocratie générale de Takis Fotopoulos

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O e c o n o m i a H u m a n
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B u l l e t i n d e l a C h a i r e É c o n o m i e e t H u m a n i s m e
Juin 2003

Éditorial
Claude Béland
Titulaire, Chaire Économie et Humanisme

la c h a i r e économie et la c h a i r e humanisme

La citoyenneté et l’entreprise


Même si la démocratie est très ancienne puisque contemporaine des civilisations grecques et romaines qui l’ont inventée au temps de l’Antiquité, elle a tout de même été supplantée pendant des siècles, en de nombreux pays, jadis par des empires et des monarchies et, plus récemment, par des régimes militaires et totalitaires. Fort heureusement, elle renaît toutefois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La mémoire des conséquences de toute forme de concentration du pouvoir donne vigueur à cette renaissance et favorise le choix d’un régime politique dont un des objectifs est précisément le partage et la sé paration des pouvoirs. Pour les populations, il s’agit d'abandonner leur statut de « sujet » pour accéder à celui de « citoyen », de membre de la «Cité», de membre du « peuple devenu souverain.» Car, faut-il le rappeler, la démocratie propose un gouvernement du peuple, par et pour le peuple !

Pas étonnant dès lors que ce régime politique sous le contrôle du peuple soit à la source de fréquents débats sur la citoyenneté. Être sujet du Roi ou de l’État confine à un rôle passif. Mais, fille de la démocratie, la citoyenneté ouvre plutôt la voie à un rôle actif des individus et se définit par l’énoncé des droits du citoyen ainsi que de ses devoirs et responsabilités. Les droits des uns se conjuguent avec la responsabilité des autres ce qui appelle au «un pour tous, tous pour un», une règle bien connue des humanistes. Comment en effet parler d’humanisme sans considérer le droit à la dignité de tous les humains ? Comment parler d’humanisme sans parler de démocratie, non pas tant dans son aspect rigide d’un système politique, de son aspect abstrait du vote ou encore dans la simple idée de pouvoir, mais plutôt dans la vision d’un véritable projet de société. Un projet qui s’incarne dans la préoccupation d’assurer à tous la dignité – par la mise en place d’une organisation sociale du « vivre ensemble » dont le fondement éthique prioritaire et incontournable est de permettre à tous et toutes de prendre une place dans la société et d’y jouer un rôle. Ainsi est mieux assurée, la satisfaction de l’ensemble des besoins humains.

Il reste que pour la science politique, la citoyenneté est essentiellement politique et se fonde sur le rapport entre le citoyen et le pouvoir. Pour le sociologue, la citoyenneté se définit plutôt par les rapports des citoyens entre eux, ce qui conduit au " civisme ", aux règles du " mieux vivre ensemble," à l’éthique du bien commun. L’humaniste cherche à faire en sorte que cette éthique du bien commun influence l’ensemble des activités humaines, qu’elles soient politiques, sociales, économiques, culturelles ou écologiques puisque ces activités ont comme objectif premier – pour ne pas dire unique – la promotion de l’être humain et son mieux-être. De là, cette idée de la « démocratie générale » dont Takis Fotopoulos se fait le défenseur.

C’est d’ailleurs, en conséquence de ce projet de société démocratique que le langage s’est enrichi de la notion de « l’entreprise citoyenne. » En termes juridiques, il est apparu normal d’exiger des « personnes morales » le respect des mêmes devoirs que ceux assumés par les « personnes physiques.» Il est apparu normal de suggérer aux dirigeants et gestionnaires de gérer leurs entreprises de façon à s’inscrire dans la voie d’une société libre, égalitaire, juste et responsable. Puisqu’il s’agit là du devoir du citoyen, comment celui-ci pourrait-il s’en trouver exempté par le simple fait qu’il devient dirigeant d’une entreprise ou d’une organisation ? Ne serait-il pas soumis aux obligations de la citoyenneté dans ses fonctions de dirigeant ou gestionnaire d’entreprise ?

La question est posée. Et le débat est ouvert. Il risque d’être difficile. Si, jadis un certain protectionnisme naturel par l’éloignement des continents et des peuples favorisait la cohésion sociale, il en va autrement depuis quelques décennies, sous le souffle de la mondialisation. La définition de la citoyenneté se complexifie. L’enchevêtrement du niveau local, national, international interrogent forcément la notion de citoyenneté : l’individu, comme l’entreprise, sont-ils citoyens de la ville, de la province, du pays… ou du monde? La complexité est telle que réapparaît le mot gouvernance – évoquant sans doute l’urgence de savoir qui doit saisir le gouvernail sur cet océan humain en turbulence ? Apparaît l’urgence de savoir comment diriger dans un environnement incertain : comment diriger la planète, le continent, le pays, la ville, l’entreprise, la famille ? Et pour l’individu, comment se gouverner lui-même ? Il est difficile de gouverner lorsque le sens du vent est inconnu ! D’autant plus que cette incertitude fait naître des « cohésions de groupes » des «groupes de pression» qui, submergés par la complexité du projet global, défendent plutôt leurs projets particuliers, se désintéressant ainsi du projet de société et du processus démocratique. Ce qui fait dire à John Saul : « Une bonne cause ne prend ses véritables dimensions morales, utilitaires et sociales que lorsqu’elle est présente avec ses défenseurs dans le processus démocratique… »

De toute évidence, dans ce monde globalisé, la démocratie et sa fille, la citoyenneté, ont face à de nouveaux défis : un premier plus global qui consiste à définir une éthique universelle qui incarne les énoncés des chartes des droits de l’homme; et ceux plus particuliers, qui consistent à définir la citoyenneté de l’avenir face à la diversité culturelle, au désengagement politique et à la pauvreté. En effet, ces trois défis interrogent les valeurs mêmes de la démocratie puisque la diversité est ennemie de l’égalité; la pauvreté aussi, en plus d’être ennemie de la liberté; et le désengagement politique est ennemi de la démocratie même. Voilà de stimulants défis. Redéfinir la citoyenneté tout en vivifiant la démocratie fait certes appel à la recherche et à des débats sérieux par et pour tous les hommes et les femmes de bonne volonté.

1. Son Excellence John Saul, Dialogue sur la démocratie au Canada, Boréal 2003
2 Takis Fotopoulos, Vers une démocratie générale, Seuil 2001