(Agone, No. 21, 1999, pp. 137-158)


Pour une démocratie économique


TAKIS FOTOPOULOS

 

LES ÉCONOMISTES LIBÉRAUX, SOCIALISTES ou VERTS proposent des dé­finitions de la démocratie économique qui s'avèrent bien sou­vent inadéquates ou trop particulières, n'insistant que sur l'un ou l'autre des deux principes reconnus du pouvoir économique : la propriété et le pouvoir décisionnaire. 

Pour les néolibéraux, par exemple, la démocratie économique se confond avec le « capitalisme populaire » qui, pourtant, n'assure à l'ensemble des actionnaires ni propriété ni pouvoir décisionnaire réels. Comme l'expérience thatchériste du capitalisme populaire l'a assez clairement montré, une plus large distribution des actions n'implique pas une moindre concentration du pouvoir décisionnaire ou de la pro­priété effective. En outre, la dispersion de l'actionnariat n'est pas, par nature, le gage d'une gestion plus démocratique puisque la prise de décisions économiques cruciales restent l'apanage de dirigeants et de technocrates dont le souci premier demeure le profit. 

Le socialisme étatique, quant à lui, fondait la démocratie écono­mique sur la réduction institutionnalisée des différences socio-écono­miques qui, suivant la thèse marxiste, sont dues « en dernière instance » aux inégales opportunités d'accès à la propriété privée. Dès lors, l'État devait opter soit pour une répartition du revenu au travers de l'imposition ou de la mise en place d'un système social (la social-démocratie), soit pour l'abolition pure et simple de l'appropriation par des intérêts privés des moyens de production (socialisme réelle­ment existant). Finalement, le caractère privé de cette appropriation n'étant qu'un des aspects du pouvoir économique, tenter de pallier l'injuste répartition du revenu ou abolir la propriété privée sur les moyens de production ne suffisait pas à entraîner un véritable boule­versement dans la pratique concrète du pouvoir économique. C'est pourquoi, en fin de compte, l'élite capitaliste contrôlant le secteur privé dans la « démocratie » économique capitaliste céda simplement la place à l'élite du parti contrôlant le secteur étatique dans la « démocratie » économique socialiste. 

Aujourd'hui, après l'effondrement du « socialisme réellement exis­tant », la plupart des « socialistes » autoproclamés ont abandonné toute idée d'une société sans marché, sans État et non-capitaliste. La démocratie économique n'est plus pour eux que la mise en avant de la « société civile » dans le cadre de ce qu'ils appellent la démocratie « radicale ». En outre, ils ne voient aucun conflit dialectique entre l'État-nation et la société civile ; et l'émergence effective de l'une n'est plus, pour eux, inévitablement liée, au déclin progressif de l'autre. Le rôle de la société civile ne consisterait plus, alors, qu'à contrebalancer, voire à seulement évaluer la puissance de l'État dans le cadre resté in­tacte de 1' économie de marché. En d'autres termes, l'idée de l'avène­ment possible d'une économie socialiste planifiée - après une période de transition - a tout simplement été abandonnée par nombre de ces « socialistes ». 

De leur côté, la plupart des économistes Verts considèrent que la « propriété salariale collective » ou la « démocratie sur le lieu de tra­vail » seront les formes nouvelles d' une véritable démocratie écono­mique. Cependant, même si de telles formes d' organisation économique impliquent une certaine démocratisation de la propriété et du pouvoir décisionnaire, cette démocratisation reste circonscrite au monde du travail et ne concerne pas la société dans son ensemble. En outre, même dans un tel système, c'est toujours le marché qui , en fin de compte, détermine ce qui doit être produit et comment. Ces types de participation n'ébranlent donc pas fondamentalement le sys­tème de compétition économique. En d'autres termes, en dépit de ce que pourrait laisser penser la rhétorique anticroissance de l'économis­te Vert moyen, tant qu'il considère comme acquis le principe de l'éco­nomie de marché et qu'il adhère à une philosophie de type «La croissance ou la mort», il participe de fait, même indirectement, à l'économie de croissance. D'ailleurs, la démocratie économique telle que les Verts la conçoivent, en n'exigeant pas la suppression du pou­voir économique mais seulement sa déconcentration progressive, se montre tout aussi incapable de répondre à l'intérêt général que ses « concurrents » socialistes ou libéraux. Il devient donc évident qu'il nous faut fonder notre propre idée de la démocratie économique sur l'abolition pure et simple du pouvoir économique lui-même.

LE MODÈLE DE LA DÉMOCRATIE DIRECTE 

Pour préciser notre vision de la démocratie économique, il faut d'abord revenir sur le concept de démocratie directe. Cette forme d'organisation politique assure à tous une part égale du pouvoir poli­tique au travers de la participation directe des citoyens aux prises de décisions politiques et à leur exécution. 

Cette conception suppose la négation radicale de l'idée de pouvoir politique et instaure la souveraineté du peuple dans la sphère poli­tique. Sur ce modèle, la démocratie économique peut être décrite comme une structure économique et un processus qui, au travers de la participation directe du citoyens aux prises de décisions économiques et à leur exécution, assure une égale répartition du pouvoir écono­mique entre tous les citoyens. Comme dans le cas de la démocratie di­recte, la démocratie économique n'est aujourd'hui envisageable qu'au niveau de communautés confédérées. En d'autres termes, elle impose la propriété populaire de l'économie (c'est-à-dire que les moyens de production appartiennent à chaque communauté) : aucun rapport donc, ni avec les deux principales formes de concentration du pouvoir économique (capitalisme et économie « socialiste » de croissance), ni avec les différents types de capitalisme collectiviste (qu'ils reposent sur le « contrôle des travailleurs » ou se présentent sous les formes plus édulcorées de la social-démocratie ou du néokeynésianisme). 

C'est donc bien sur la propriété populaire que peut s'appuyer une propriété démocratique, au même titre qu'une participation directe du citoyen dans la prise de décisions économiques assure le bon fonc­tionnement du processus de contrôle réellement démocratique de l'économie. La communauté devenant en outre l'unité de base de la vie économique, puisque la démocratie économique n'est réalisable que si le contrôle et la propriété des moyens de production se situent à l'échelon des communautés confédérées. [...] 

Il est cependant difficile d'imaginer, étant donné le haut degré de concentration du pouvoir économique et d'interdépendance interna­tionale que nous connaissons, une forme radicalement différente de société fondée sur la démocratie économique. Une telle société est-elle finalement envisageable aujourd'hui ? Quelle forme devrait prendre une allocation de ressources compatible avec la démocratie directe ? 

L'ampleur des questions posées appellent un travail collectif. Pour faciliter cette entreprise, nous proposerons quelques pistes générales. La théorie ne peut bien sûr qu'explorer les possibilités et c'est à la praxis sociale de donner un contenu concret à la nouvelle forme d'or­ganisation sociale. Nous allons donc préciser les contours de la démo­cratie économique et avancer quelques propositions concrètes sur la façon dont un tel modèle démocratique d'économie communautaire pourrait fonctionner. 

Trois conditions sont nécessaires à son instauration : 1) l'indépen­dance de la communauté ; 2) la propriété populaire des moyens de production ; 3) le caractère confédéral de l'allocation des ressources.

L'INDÉPENDANCE DE LA COMMUNAUTÉ 

Le terme d'indépendance s'entend ici plus en termes d'autonomie qu'en termes d'une autosuffisance qui, dans les conditions actuelles, n'est ni réalisable ni souhaitable. Une définition de l'indépendance fut proposée en 1974 par les pays non-alignés dans la Déclaration de Cocoyoc : « Indépendance en ressources humaines et naturelles ainsi que dans le choix des objectifs et dans la prise de décisions ». 

Ainsi, bien que l'indépendance demande l'utilisation maximale des ressources locales - en particulier énergétiques -, elle ne doit pas être confondue avec l'autarcie mais, plutôt, considérée dans le cadre confédéral. Le contrôle démocratique de l'économie et de la société n'étant possible que dans le cadre de communautés confédérées, l'in­dépendance de la communauté est la condition nécessaire à une auto­nomie politique et économique réelles. 

Mais l'exigence d'indépendance n'est pas motivée par le seul besoin d'autonomie : notre abandon de cette exigence a eu des effets néfastes aux niveaux macro-économique, culturel, environnemental et social. 

Au niveau macro-économique : les marchés ont condamné des mil­lions de gens à travers le monde au chômage, à la pauvreté et quel­quefois à la famine - car les marchés dictent leurs destinées dès lors qu'ils renoncent à leur indépendance. Les économies locales dépen­dent désormais d'autorités extérieures quant aux processus de pro­duction, à l'organisation du travail, à la satisfaction des besoins en biens et en services, et même à l'offre en services sociaux (éducation, santé, etc.). [...] Par exemple, les récents accords de l'OMC rendent pratiquement impossible l'indépendance dans le domaine agricole en plaçant l'activité agricole sous le contrôle des grandes industries agro­alimentaires. [...] 

Au plan culturel, l'abandon de l'indépendance a provoqué le dé­mantèlement des liens sociaux qui unifiaient des communautés ou des civilisations entières. Les valeurs du marché - parmi lesquelles on trouve la compétitivité et l'individualisme - ont remplacé des valeurs communautaires comme la solidarité et la coopération, transformant ainsi les êtres humains en citoyens et consommateurs passifs. 

Au plan environnemental, cet abandon d'autonomie induit un sys­tème irrationnel qui, pour assurer son fonctionnement, transporte les biens et les personnes sur de longues distances, au mépris des consé­quences néfastes sur l'environnement. L'indépendance est une condi­tion nécessaire (mais pas suffisante, bien entendu) à la création d'un ordre mondial écologique viable. Assurer l'indépendance des commu­nautés est aujourd'hui le seul moyen de renverser les processus de surproduction et de surconsommation, principales menaces écolo­giques issues de l'« économie de croissance » [...].

NÉCESSITÉ DE LA DÉCONCENTRATION 

En outre, la démocratie économique impose une déconcentration ra­dicale du pouvoir économique, condition sine qua non à toute véri­table indépendance. L'actuel type de développement, qui identifie le progrès à la croissance et à l'efficacité économique, doit pour cela être abandonné. Car l'essor de l'économie de marché est corrélatif de la fin de l'indépendance économique locale : les caractéristiques de l'écono­mie de marché (division du travail, spécialisation, exploitation de l'avantage comparatif à travers le libre-échange, etc.) découlant de sa nature expansionniste et de sa dynamique du type « la croissance ou la mort ». [...] 

Facilitée par les innovations technologiques, une déconcentration a aujourd'hui lieu dans le cadre même de l'économie mondialisée. Pour en réduire les coûts, certaines étapes du processus de production (ou le processus dans son entier), traditionnellement réalisées dans les pays capitalistes développés, ont été délocalisées par les multinatio­nales. Mais cette déconcentration laisse aux centres métropolitains le pouvoir économique : la dynamique néolibérale - dont l'objectif est de libérer les marchés des « contraintes » imposées par les États au cours de la phase étatique de l'économie de marché - mène inévita­blement à une concentration accrue du pouvoir économique détenu par les centres métropolitains. Je qualifierai ce processus de décentrali­sation dépendante, puisqu'elle ne conduit pas à l'émergence de com­munautés autonomes mais renforce au contraire le pouvoir économique des centres métropolitains tout en décentralisant la pro­duction à l'échelle mondiale. Un processus qui assure en outre la fidè­le reproduction des hiérarchies dans la division du travail et des rapports dominants / dominés.[...] 

À l'opposé, on trouve la décentralisation indépendante, fondée sur l'interdépendance horizontale de communautés économiquement au- tonomes. Les liens économiques qui unissent ces communautés confédérées devraient permettre le renforcement d'une indépendance mutuelle qui viendrait se substituer au rapport dominant / dominé. Cela ne peut advenir que dans le cadre d'une confédération démocra­tique, où la satisfaction des besoins essentiels, démocratiquement dé­finis, serait assurée, autant que possible, au niveau communautaire. Cependant, les échanges entre communautés étant tout aussi néces­saires que souhaitables [...], la véritable question est alors de savoir qui contrôlera ces échanges : la communauté elle-même comme, par exemple, pour les villes franches du Moyen Âge, ou le « marché » -c'est-à-dire ceux qui, détenant le pouvoir économique, sont en posi­tion de le contrôler ? 

Une autre question est celle de la taille de l'unité économique (la communauté) qui permette à la fois une indépendance réelle et une véritable démocratie directe et économique ? [...] Constatons que, au début des années 1990, 70 % des villes de moins de 100 000 habi­tants appartenaient, selon les critères de la Banque mondiale, au grou­pe des pays à « hauts revenus » ou du moins à « revenus moyens relativement élevés ». [...] C'est en dernier ressort la compatibilité avec une démocratie directe et économique, autrement dit la possibi­lité de prendre des décisions dans des assemblées populaires, qui doit déterminer la taille de la communauté indépendante. Sur ces bases, la municipalité[1] apparaît comme l'unité économique la plus à même de constituer la cellule de base d'une démocratie totale[2].

POUR UNE DÉMOCRATIE ÉCONOMIQUE LA PROPRIÉTÉ POPULAIRE DES MOYENS DE PRODUCTION 

Cette question concerne l'identité de ceux qui possèdent et contrôlent les moyens de production. Elle ne doit pas être confondue avec celle de l'attribution de ces moyens qui, elle, rend compte du mécanisme à 1 travers lequel les questions fondamentales de la production sont fina­lement posées : quoi ? comment ? pour qui ? 

Les deux types modernes de la propriété des moyens de production sont le capitalisme et le socialisme ; les deux principales formes de l'attribution de ces moyens sont le marché et la planification. L'histoi­re a produit plusieurs sortes de combinaisons des systèmes de pro­priété, de contrôle et d'attribution des moyens de production, qui vont de l'entreprise nationalisée dans le cadre de l'économie de mar­ché à l'entreprise capitaliste dans celui de l'économie planifiée. 

La question de la propriété ne doit pas non plus être confondue avec celle du contrôle. Je ne pense pas seulement à la situation habi­tuelle de divorce entre la propriété et le contrôle des compagnies co­tées en bourse - dont les actionnaires sont propriétaires mais dont le contrôle est l'affaire des technocrates et de l'équipe dirigeante. En fait, ce fameux divorce n'a pas de sens puisque, de notre point de vue, les actionnaires et les technocrates / dirigeants poursuivent les mêmes buts : faire toujours plus de profit et maintenir les rapports hiérar­chiques qui excluent, de fait, la plupart des employés de la prise de décisions. Je pense également aux entreprises dont les employés sont bien les propriétaires mais dont le contrôle reste aux mains des tech­nocrates de l'équipe dirigeante. Dans ce cas, il pourrait y avoir un vé­ritable conflit d'intérêt entre ceux qui possèdent l'entreprise et ceux qui la dirigent puisque, si le profit peut être leur objectif commun, la hiérarchie peut, elle, ne pas satisfaire les deux partis. Ce conflit d'inté­rêt s'observe dans les coopératives ouvrières, qui peuvent avoir « à souffrir d'un certain dysfonctionnement dans le management, dû es­sentiellement au manque de discipline des travailleurs de la base qui ignorent les directives de la hiérarchie ». 

Le système capitaliste de propriété suppose la propriété privée des moyens de production et suit la logique de marché quant à leur attri­bution. Qu'il aille de pair avec le marché ou non, ce système exige que l'instance de contrôle serve les intérêts privés (ceux des actionnaires, des dirigeants ou des employés) avant l'intérêt général. Plus encore, quand la propriété privée des moyens de production s'accom­pagne d'un système d'attribution de ces moyens dans le cadre de l'économie de marché, elle induit inévitablement l'inégalité, la concentration du pouvoir économico-politique, le chômage et un développement déficient ou inadéquat. La dynamique de type « la croissance ou la mort » qui se développe immanquablement dans ce type de système mène à l'exploitation systématique de la nature et, par suite, à des nuisances écologiques. Elle est donc parfaitement incom­patible avec notre démocratie totale. 

Quant au système socialiste de propriété, il suppose une « propriété sociale » des moyens de production qui peut se satisfaire aussi bien de l'économie de marché que de l'économie planifiée et ce, sous ses deux formes connues : l'entreprise nationalisée et l'entreprise collective autogérée. 

L'entreprise nationalisée engendre un divorce réel entre la propriété et le contrôle effectif puisque si, formellement, la société dans son ensemble en est la propriétaire, le contrôle effectif des moyens de pro­duction reste aux mains des élites technocratiques (économie de marché) ou des élites bureaucratiques (économie planifiée). Ici, la poursuite des intérêts particuliers se fait au travers du contrôle des décisions et non au travers de la propriété. [...] L'entreprise nationalisée est donc elle aussi incompatible avec la démocratie totale. 

La propriété de l'entreprise collective autogérée revient, en totalité ou partiellement aux salariés de l'entreprise. On rencontre ce type d'en­treprise aussi bien dans un système de marché que dans un système socialiste (par exemple dans la Yougoslavie titiste). Leur principal pro­blème est que plus elles sont indépendantes les unes de autres ou de [l'État], plus elles tendent à satisfaire les intérêts de leurs employés au détriment de l'intérêt de la communauté. Ainsi, pour survivre dans le système concurrentiel mondial, elles empruntent les méthodes de production des entreprises capitalistes dont on connaît les méfaits. Elles ont également tendance à se concurrencer, à l'instar des entre­prises capitaliste, sur le marché des moyens de production (naturels, travail, etc.). En fin de compte, ce système d'autogestion ne peut assurer l'autonomie des travailleurs en tant que citoyens. [...] Il représente un « système de production exploiteur avec la complicité des tra­vailleurs » qui n'offre aucune garantie contre la tyrannie de l'usine et du travail rationalisé. Les entreprises collectives autogérées sont donc elles aussi incompatibles avec une démocratie totale en général et avec la démocratie économique en particulier. 

La démocratie économique exige un type de propriété sociale qui assure à la fois la propriété démocratique et le contrôle des moyens de production. La seule forme de propriété qui satisfasse à cette exigence est la propriété populaire (communautaire). Elle implique une politisa­tion de l'économie, une vraie synthèse de l'économique et du poli­tique - une synthèse à laquelle on ne peut aboutir que dans le cadre institutionnel de la démocratie totale. Ce cadre exclut, par définition, tout divorce entre la propriété et la prise de décisions. Il conforte la poursuite de l'intérêt général puisque les décisions économiques sont prises par la communauté tout entière à travers l'assemblée des ci­toyens. Cette assemblée décide des objectifs macro-économiques rela­tifs aux membres de la communauté en tant que citoyens - et non en tant que représentants de corporation inévitablement intéressés (tra­vailleurs, techniciens, ingénieurs ou agriculteurs). En même temps, sur leur lieu de travail, les individus qui ont, en tant que citoyens, participé à l'élaboration et à la définition des objectifs généraux, parti­cipent, en tant que travailleurs et dans leurs assemblées d'entreprises respectives, au processus de mise en place et d'ajustement du plan global ainsi qu'à la gestion de leur propre entreprise. 

La démarche démocratique nécessite donc un va-et-vient constant de l'information entre assemblées communautaires et assemblées d'entreprises. Le bon fonctionnement de l'entreprise populaire pour­rait être évalué par une sorte de bureau de contrôle, dont les membres, désignés dans les assemblées d'entreprises, seraient à tout moment révocables par cette même assemblée en concertation avec l'assemblée des citoyens. Ainsi, les assemblées d'entreprises fonction­neraient à la fois comme organes de la « démocratie dans le champ social » et, compte tenu de leur rôle dans les prises de décisions éco­nomiques, comme composantes essentielles de la démocratie écono­mique. En tant que telles, assemblées d'entreprises et assemblées de citoyens constituent bel et bien le cœur de la démocratie totale.

CONDITIONS REQUISES POUR UNE DÉMOCRATIE ÉCONOMIQUE ATTRIBUTION CONFÉDÉRALE DES RESSOURCES

 Bien que l'autonomie suppose que de nombreuses décisions soient prises au niveau communautaire, certains problèmes néanmoins se posent à un niveau plus large (régional/national/supranational) :

  • les inégalités dans la répartition du revenu entre les différentes communautés confédérées consécutives aux disparités existantes dans l'accès aux ressources énergétiques ou naturelles ;

  • la question des échanges de biens et de services entre individus de différentes communautés ou entre les communautés confédérées elles-mêmes ;

  • le caractère supralocal des implications environnementales de la production et de la consommation ;

  • les transports et la communication ;

  • les problèmes posés par la liberté, fondamentale, de circulation (des hommes et du travail) entre communautés ;

  • le transfert de technologies.

Se pose aussi - et peut-être surtout - la question de l'élaboration du système qui permettra d'assurer une répartition juste et efficace des ressources aussi bien à l'intérieur des communautés qu'entre elles. Ce problème est particulièrement crucial puisqu'il est devenu évident au­jourd'hui que, sur ce plan, les deux systèmes expérimentés jusqu'ici, c'est-à-dire l'économie de marché d'une part et l'économie planifiée de l'autre, ont lamentablement échoué.

LE MARCHÉ 

Le marché est un système défini comme automatique, où une « main invisible » distribue les ressources de manière prétendument ration­nelle. Selon les économistes libéraux, la somme des décisions ration­nelles prises par les individus produit une redistribution sociale elle aussi rationnelle : le mécanisme du marché assure le système de stimuli le plus économique provoquant les réponses les mieux adaptées en matière de redistribution efficace des ressources. En conclusion, nous aurions là le meilleur système pour garantir une répartition rationnelle des ressources, sans mettre en danger l'autonomie de chaque individu.  

Ce raisonnement n'est pourtant valable que sous certaines condi­tions très strictes, et les mécanismes du marché, supposés assurer cette répartition rationnelle, ne fonctionnent plus dès que l'état my­thique d'équilibre est rompu. Aujourd'hui, même Kenneth Arrow, prix Nobel et pionnier de la théorie de l'équilibre, reconnaît que « la preu­ve la plus évidente de la déficience du mécanisme du marché est la question récurrente, et aujourd'hui chronique, du chômage, en totale contradiction avec la notion d'équilibre ». En d'autres termes, et comme Will Hutton le fait remarquer : « Le principe fondamental de l'économie de marché selon lequel un marché parfaitement libre donne, par sa dynamique propre, les résultats les plus satisfaisants qui soient à tous ses acteurs, s'avère être aujourd'hui un non-sens abso­lu ». D'ailleurs, certains libéraux, comme Keynes, ont toujours vu dans le marché un système de crises permanentes qui ne permet pas d'assurer la pleine utilisation des ressources et, en premier lieu, celles du travail. En fin de compte, les économistes libéraux orthodoxes, en chantant les louanges de l'économie de marché et de sa supériorité prétendue, ne font que rationaliser l'inégalité, la pauvreté et la misère de millions de personnes à travers le monde au seul bénéfice d'une minorité de privilégiés dont ils sont. 

La liberté de choix que le système de l'économie de marché est sup­posé défendre n'est en réalité qu'une « sélection par l'argent ». Dans ce système, les citoyens ne sont pas plus libres de choisir en tant que consommateur qu'en tant que producteurs. Comme consommateurs, leur choix est déterminé par leur revenu / richesse et, comme produc­teurs, les « décisions » concernant ce qu'il faut produire - et comment - sont édictées par le marché. De plus, les producteurs sont dépen­dants de leur pouvoir d'achat puisque leur accès aux ressources - et donc leur production - dépend de leur solvabilité. Ainsi, un fermier indien a-t-il une productivité très inférieure à celle d'un fermier occi­dental parce qu'il ne peut avoir, dans les mêmes proportions, accès aux fertilisants, au matériel agricole, etc. Il en est de même dans les domaines de l'éducation ou de la technologie,'eux aussi dépendants du revenu. Mais le développement économique n'est devenu fonction de la capacité financière des producteurs que très récemment : depuis que les ressources productives ne sont plus disponibles qu'à travers le marché. Voilà comment l/5e de la population mondiale consomme aujourd'hui les 4/5e de la production annuelle mondiale. 

Les biens, les services, les ressources naturelles font continuelle­ment l'objet d'enchères remportées par ceux qui détiennent le plus grand pouvoir d'achat. L'économie de marché, contrairement à ce que soutient la mythologie libérale, est bien le pire des systèmes quant à la répartition des ressources. La contradiction fondamentale dans le do­maine de la satisfaction des besoins humains y est évidente : contra­diction entre la satisfaction potentielle des besoins élémentaires de toute la planète et la satisfaction effective des désirs monnayables d'une par­tie seulement de cette population. 

En fait, le véritable souci de ces économistes libéraux, pour lesquels l'accumulation des richesses finit toujours par profiter, peu ou prou, aux plus pauvres, est de sauvegarder la cohésion sociale d'une société parfaitement inégalitaire en accroissant le « gâteau » plutôt qu'en le partageant équitablement.

LA PLANIFICATION CENTRALISÉE 

À l’encontre du caractère automatique du marché, la planification est un mécanisme volontaire de contrôle et de répartition des ressources. On connaît différents types de planification aussi bien théoriques que pratiques. Si l'on excepte la planification dirigée - c'est-à-dire une pla­nification dans le marché (comme la planification « à la française » de l'après-guerre), qui n'est au fond qu'un dirigisme macro-économique dans le cadre d'une économie mixte -, la planification peut être cen­tralisée ou décentralisée. L'ère stalinienne a fourni les formes extrêmes de la planification centralisée. Le département de la planification (les bureaucrates / technocrates de l'élite soviétique) y déterminait unilaté­ralement le niveau de production, les méthodes de production, la dis­tribution, etc. Cette planification centralisée n'a pas seulement fait la preuve flagrante de son inefficacité quant à la satisfaction des besoins, elle était surtout éminemment antidémocratique, même si elle a permis d'assurer, dans une certaine mesure, une meilleure répartition du revenu (mais pas du pouvoir) que dans d'autres pays à un même stade de développement. 

Lorsque l'échec de la planification centralisée fut devenu patent, certains économistes marxistes, comme Ernest Mandel, ont proposé une forme de « planification à la fois centralisée et démocratique » qui, dans un premier temps, marierait autogestion ouvrière et contrô­le étatique, en attendant que finalement - respectueux du dogme marxiste - l'État disparaisse. Cette planification souffre pourtant de son ignorance manifeste de la nature dialectique de l'étatisme. En d'autre termes, ces théoriciens négligent le fait que les bureaucrates en charge de l'appareil d'État ont le pouvoir, dans un tel cadre, d'institu­tionnaliser, de manière formelle ou informelle, certains privilèges dont ils jouissent et dont la pérennisation affaiblirait immanquable­ment le volet autogestionnaire de l'expérience. [...]

PLANIFICATION PARTICIPATIVE & LIBERTÉ DE CHOIX 

La gauche socialiste libertarienne propose deux principaux modèles de planification décentralisée qui tendent tous deux à effectuer une synthèse de la démocratie et de la planification : un modèle centré sur les assemblées de travailleurs et un autre sur les assemblées de ci­toyens. Le premier de ces modèles ne peut, dans les conditions ac­tuelles, fournir une vision alternative de la société véritablement satisfaisante. En premier lieu, un tel modèle satisfait plus les intérêts particuliers des travailleurs sur leur lieu de travail que l'intérêt général des citoyens de la communauté. Ensuite, parce qu'un tel système cen­tré sur les travailleurs s'avère finalement peu pertinent dans les condi­tions actuelles de notre société postindustrielle[3]. C'est pourquoi les modèles élaborés autour de la communauté tout entière offrent, sans aucun doute, les meilleures garanties pour la poursuite à la fois de l'intérêt général et des intérêts particuliers, de l'autonomie individuel­le et de l'autonomie sociale. [...] 

La plus récente proposition de ce type invoque un municipalisme fédéral qui, dans le cadre institutionnel d'une économie sans État, sans monnaie, sans marché et, dans des conditions de pénurie, serait sans doute bien en peine de garantir en même temps la satisfaction des besoins essentiels de tous les citoyens et la liberté de choix indivi­duelle. Ce municipalisme confédéral semble supposer une société d'abondance dans laquelle un mécanisme de répartition serait super­flu. Ainsi, Murray Bookchin s'enthousiasme-t-il pour « une société écologique confédérée [qui] devrait être une société de partage, fon­dée sur la satisfaction éprouvée à donner à chaque communauté ce dont elle a besoin, et non une "coopérative" de communautés capita­listes qui s'embourberaient dans l'éternel quiproquo des relations commerciales. » 

Pourtant, certains tenants du municipalisme confédéral inscrivent bien leur projet dans le cadre d'une « société de pénurie » et propo­sent un système de répartition basé sur la planification démocratique. Ainsi, Howard Hawkins prétent-il que : « Alors que l'autogestion des travailleurs, en ce qui concerne les opérations de production au jour le jour, serait confirmée, les politiques économiques de fond regar­dant les besoins, la distribution, la répartition des surplus, la techno­logie et l'écologie devraient être l'affaire de tous les citoyens. En bref, le contrôle des travailleurs devrait se situer dans le contexte plus vaste du contrôle communautaire et au bout du compte lui rendre des comptes. » 

Mais ici encore, bien que ce modèle puisse assurer une synthèse de la démocratie et de la planification, il ne protège pas nécessairement la liberté de choix individuelle. En fait, tous les modèles de planification démocratique (qu'ils privilégient les travailleurs ou les communautés) qui n'opèrent pas une sorte de synthèse entre le marché et la planifica­tion ne sont pas en mesure d'assurer l'exercice effectif de cette liberté Le problème est donc d'aboutir à une synthèse de la planification dé­mocratique et de la liberté de choix sans avoir recours à un marché réel qui provoquerait immanquablement le retour de tous les problèmes liés à la répartition des ressources dans le cadre du marché.

ESQUISSE D'UN MODÈLE DE DÉMOCRATIE ÉCONOMIQUE 

Le projet esquissé se donne un double objectif : d'une part la satisfaction des besoins essentiels de tous les citoyens - ce qui exige que les décisions macro-économiques fondamentales soient prises démocratiquement ; d'autre part la garantie de la liberté de choix individuelle -ce qui exige que l'individu soit en mesure de prendre les décisions lrnportantes concernant sa vie personnelle (travail, loisirs, consommation, etc.). Ainsi, le système marie-t-il deux éléments fondamentaux :

  • le « marché » artificiel qui assurerait une réelle liberté de choix sans provoquer les habituels effets néfastes du marché réel ;
  • la planification qui suppose un va-et-vient permanent entre les assemblées d'entreprises, les assemblées communautaires (de ci­toyens) et l'assemblée confédérale.

Ce modèle présuppose explicitement une économie sans États, sans monnaie et sans marché - ce qui le distingue nettement des modèles "e planification socialistes. De ce fait, il écarte aussi bien la tentation de pérenniser les privilèges accordés à certains secteurs de la société lue l'accumulation privée de richesses, sans pour autant reposer sur 'idée d'une mythique société d'abondance. Bref, la répartition des ressources économiques repose dans un premier temps sur les décisions collectives prises par les citoyens dans les assemblées communautaires et Confédérales puis, dans un second temps, sur les décisions indivi­duelles des citoyens telles qu'elles s'expriment au travers d'un système de tickets de consommation.

Les principes essentiels sur lesquels reposent ce système sont donc 'es suivants :

  • l'assemblée communautaire est, pour chaque communauté autonome, le lieu ultime de la définition des objectifs politiques ;

  • ces communautés autonomes sont reliées par des conseils administratifs confédéraux (ou régionaux) dont les mandatés sont bien sûr révocables et tournants ;

  • les moyens de production appartiennent à chaque communauté C1U1 les alloue par un contrat à long terme aux salariés de chaque unité de production.

Enfin, l'objectif ultime de la production n'est pas la croissance mais la satisfaction des besoins essentiels de la communauté ainsi que des besoins complémentaires pour lesquels les membres de la commu­nauté auront exprimé leur préférence et accepté le surcroît de travail nécessaire à leur production. 

Le critère général pour la répartition des ressources n'est alors plus le rendement tel qu'il est défini en termes technico-économiques. L'ef­ficacité doit être repensée dans l'optique d'une satisfaction effective des besoins essentiels humains et non dans celle des rapports mar­chands. Il reste à s'interroger sur le sens exact de cette catégorisation en besoins essentiels et complémentaires, sur leur hiérarchisation et, surtout, à se demander de quelle façon la liberté de choix individuelle peut être assurée dans ce processus de satisfaction des besoins. 

Pour ce faire, il est indispensable d'établir une distinction nette entre, d'un côté, besoins essentiels et besoins complémentaires et, de l'autre, entre besoins et «satisfacteurs»[4] - c'est-à-dire les biens ou les services qui viennent satisfaire ces besoins. Ces deux distinctions sont nécessaires si l'on veut donner une véritable signification à la liberté de choix individuelle dans le cadre d'une démocratie totale. 

En ce qui concerne la distinction entre besoins essentiels et besoins complémentaires, le débat sur la liberté de choix n'a aucun sens en Occident. Dans le cadre de l'économie de marché, une infime partie de la population mondiale est en mesure de satisfaire ses « besoins » essentiels aussi bien que ses rêves les plus chers en exploitant des res­sources rares et en ruinant l'écosystème. Le reste de l'humanité ne parvient même pas à satisfaire ses besoins les plus élémentaires. C'est pourquoi la question de la liberté de choix individuelle n'a aucun sens tant que la satisfaction globale des besoins essentiels n'est pas assurée. D'autant qu'un besoin « essentiel » ou le meilleur moyen de le satis­faire ne peuvent être « objectivement » déterminés. Quoiqu'il en soit, dans une démocratie totale, ce débat est l'affaire des citoyens eux-mêmes. Cette distinction n'étant introduite ici que dans la mesure où chaque type de besoins est censé fonctionner selon des principes différents : les « besoins essentiels » selon le fameux principe commu­niste : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » ; les besoins complémentaires étant du domaine du « marché » artifi­ciel qui assure l'équilibre de l'offre et de la demande suivant les « sou­verainetés » du consommateur et du producteur. 

Concernant la distinctions entre besoins et satisfacteurs, on en use ici parce que les besoins essentiels sont habituellement dits classifiables, en nombre restreint, et partout - et depuis toujours - les mêmes. Si les satisfacteurs sont les seuls à changer dans le temps et l'espace, il nous semble utile d'user de cette distinction lorsqu'il s'agit de clarifier la notion de liberté de choix. Il existe généralement au­jourd'hui plus d'une façon de produire un bien ou un service suscep­tible de satisfaire un besoin - serait-il essentiel. La liberté de choix devra donc s'appliquer aussi bien aux besoins essentiels qu'aux be­soins complémentaires. En fait, dans une démocratie totale, une des décisions fondamentales que devront prendre les citoyens réunis en assemblée concernera la quantité et la qualité des satisfacteurs des be­soins essentiels. Quant à l'identité du satisfacteur, elle restera à l'ap­préciation de chaque citoyen individuellement dans le plein exercice de sa liberté de choix. 

Dès lors, comment organiser un recensement efficace des besoins individuels au niveau communautaire ? Nous proposons de combiner processus de planification démocratique et système de bons de consommation - qui pourraient être utilisés pour la satisfaction des besoins essentiels et des besoins complémentaires. Il s'agit d'organiser deux types de bons, l'un pour les besoins essentiels - les BE - et l'autre pour les besoins complémentaires - les BC ; tous attribués à titre individuel de manière à ce qu'ils ne puissent servir de monnaie d'échange ou à accumuler les richesses.

SATISFACTION DES BESOINS ESSENTIELS 

Les BE pourvoient à la satisfaction des besoins essentiels. Nominaux et émis au nom de la confédération, ils offrent à chaque citoyen la possibilité de satisfaire chaque type de besoins qui auront été préalablement reconnus comme « essentiels » sans pour autant imposer un satisfacteur particulier - respectant en cela la liberté de choix indivi­duelle. Pour assurer une certaine cohérence au niveau confédéral quant à la satisfaction des besoins essentiels, leur désignation et leur degré de satisfaction nécessaire devront être le fait de l'assemblée confédérale s'appuyant sur les décisions préalables des assemblées communautaires et le degré de disponibilité des ressources néces­saires à l'échelle de la confédération. 

Le nombre global de BE émis sera déterminé selon des critères qui satisfont à la fois l'offre et la demande au niveau confédéral. Ainsi, concernant la demande, les planificateurs pourraient l'estimer en combinant des informations telles que le nombre total d'habitants de la confédération, le nombre de BE par habitant et par type de besoin, et les « préférences révélées » des consommateurs en matière de satis­facteurs - ces préférences étant issues du nombre de BE utilisés anté­rieurement pour se procurer tel ou tel satisfacteur. Pour l'offre, les mêmes planificateurs devront l'estimer sur la base des moyens tech­nologiques, du niveau de production, de leur combinaison et des res­sources exigées, sans oublié la part de travail que chaque citoyen doit fournir. Ainsi, chaque membre de la confédération en mesure de tra­vailler pourra effectuer un nombre minimum d'heures par semaine, dans l'activité de son choix, afin de produire les ressources nécessaires à la satisfaction des besoins essentiels de la confédération. 

Un plan de production indicatif pourrait ainsi être proposé sur la base de ces différentes estimations, et l'assemblée confédérale, sur les propositions des assemblées communautaires et des assemblées d'en­treprises, serait alors en mesure de choisir les moyens et le niveau de ressources nécessaires à sa mise en œuvre. Chaque individu se verrait remis un certain nombre de BE selon la catégorie particulière de « be­soins essentiels » auquel il participe. Ces catégories seront détermi­nées par l'assemblée confédérale pour chaque secteur de la population selon différents critères tels que l'âge, le sexe, les besoins spécifiques, etc. Dans le cas où cette répartition « objective » des BE devrait être amendée pour répondre à des cas individuels particuliers, les assem­blées communautaires pourrait prendre les mesures appropriées. 

Les BE seront attribués aux personnes âgées, aux enfants et aux handicapés, comme à tous les autres citoyens de la confédération. En fait, ce système de « bons » représente le système de « sécurité sociale » le plus large et le plus complet qui puisse être, puisqu'il cou­vrira tous les besoins essentiels des catégories sans travail, selon la dé­finition donnée à ces besoins par l'assemblée confédérale. C'est aussi à cette assemblée qu'il reviendra de dire si ces catégories se verront at­tribuées, en plus des BE, des bons de besoins complémentaires - les BC. Aussi longtemps que la santé est concernée - si la santé a été rete­nue parmi les besoins essentiels, mais ce devra bien entendu être le cas -, tous les membres de la communauté useront légitimement de tous les services existants dans ce domaine. Progrès significatif dans la voie d'une démocratie totale pour la communauté tout entière.

SATISFACTION DES BESOINS COMPLÉMENTAIRES 

Les BC servent à la satisfaction des besoins complémentaires, mais aussi à celle des besoins essentiels, dès lors qu'il s'agit de s'en procurer en quantité supérieure à la moyenne déterminée en assemblée confé­dérale. Les BC, comme les BE, sont nominaux ; mais ils sont émis par les assemblées communautaires et non par les assemblées confédé­rales : ils « rémunèrent » le travail supplémentaire, volontairement ac­compli par les citoyens. Alors que les besoins essentiels doivent être satisfaits à un même degré pour tous les citoyens (comme il se doit pour une démocratie économique totale), il n'y a pas de raisons qu'un même système d'équilibre s'impose pour les besoins complémen­taires. En fait, la couverture de ces besoins par la communauté n'est qu'une extension de la liberté de choix individuelle. En d'autres termes, si les citoyens d'une communauté particulière souhaitent consacrer plus ou moins d'heures de travail à la production de biens et de services complémentaires, ils doivent être libres de le faire. 

Pourtant, le système doit être conçu de telle manière que les diver­gences entre communautés quant à la consommation de biens com­plémentaires ne reflètent que la différence dans le nombre d'heures consacrées à la production des satisfacteurs de ces besoins et non un déséquilibre quelconque quant à l'environnement naturel dont elles sont dotées. Par principe, les bénéfices en termes d'environnement naturel de la confédération dans son ensemble doivent être équitablement redistribués entre les communautés - en dépit des différences dues aux localisations géographiques. Ce principe doit s'appliquer tant aux besoins essentiels qu'aux besoins complémentaires afin qu'aucune inégalité régionale ne persiste - autres que celles dues au nombre d'heures de travail effectuées dans chaque communauté. 

On est en droit d'espérer que la satisfaction des besoins complé­mentaires s'accroisse avec les progrès techniques[5]. La rémunération prendra donc de plus en plus la forme de BC. Ce qui pose un double problème économique : la garantie d'une rémunération équitable du travail complémentaire ; l'évaluation des biens et des services complé­mentaires susceptibles d'assurer un équilibre entre l'offre et la deman­de au niveau communautaire. La solution classique, qui consiste à évaluer les biens et les services en termes d'heures travaillées pour leur production (Proudhon ou Marx), est fondamentalement incom­patible avec une société libertarienne et avec une société fondée sur le libre choix de l'individu. 

Je propose donc d'introduire une sorte de « valeur de redistribu­tion », applicable aux biens et aux services complémentaires. Le mé­canisme du marché se fonde sur une valeur - et donc sur un prix -qui détermine la répartition des biens - ce qui nous semble la façon la plus inéquitable de distribuer les ressources, en opérant une sorte de sélection par l'argent. Nous proposons ici d'en renverser le processus : les prix refléteront essentiellement la rareté de la demande - demande qui fournit donc une indication concrète pour une répartition des res­sources plus démocratique. 

De cette façon, la production reflète la demande réelle, et les com­munautés n'ont pas à supporter les incongruités de l'économie de marché ou de la planification socialiste : avec, dans le premier cas, la« sélection par l'argent » et, dans le second, un despotisme qui décide unilatéralement de ce que la population doit consommer. 

IL NOUS PARAIT CLAIR que le double objectif visé (satisfaction des be­soins essentiels et garantie de la liberté de choix individuelle) pré­suppose une synthèse du collectif et de l'individuel dans le domaine de la prise de décisions. C'est ce que nous proposons par une combi­naison de planification démocratique et du système de bons de consommation. 

De fait, même si nous devions accéder un jour à l'état mythique d'abondance, la question du choix dans des domaines tels que l'écolo­gie, la production, etc. continuerait de se poser. Dans la mesure où elle suppose un état d'abondance matérielle « objective », la référence anarcho-communiste à une économie du don et de l'usufruit se rat­tache à la mythologie du paradis communiste. Raison de plus pour proposer un modèle réaliste qui veut expérimenter, ici et maintenant, une pratique réelle de la liberté sans attendre l'avènement d'une hypo­thétique (voire mythique) société d'abondance.

 

TAKIS FOTOPOULOS

Extrait du chapitre 6 de

Towards an Inclusive Democracy: The crisis of growth and the need for a  new liberatory project,

London & New York : Cassell

© Takis Fotopoulos, 1997

 


Animateur de la revue Democracy & Nature, (5910 S. University Blvd., Bldg. C-18, Suite 134, Littleton, CO 80121, USA), Takis Fotopoulos dirige aussi International Journal of Inclusive Democracy et collabore régulièrement à l'Athens daily Eleftherotypia. Cet ancien professeur d'économie à North London University est aussi l'auteur de Dépendent Development: The Case of Creece; The Gulf War: The First Battle in thé North-South Conflict; The Néo-Libéral Consensus and thé Crisis of thé Growth Economy; The New World Order and Greece; Drugs: beyond thé demonology of pénalisation and thé « progressive » mythology of libéralisation.


[1]  Pour désigner ce niveau de communauté populaire, l'auteur utilise le terme de «démos», qui semble autant devoir au modèle de cité grecque an­tique qu'aux villes franches du Moyen Âge. (Ndt)
[2] Étant donné la taille impressionnante de nombreuses villes modernes, il peut s'avérer nécessaire de les fragmenter en unités plus petites. Plus que d'une déconcentration physique - peu envisageable dans un premier temps -, il s'agirait d'effectuer au plus vite une déconcentration institutionnelle.
[3] Y compris le système de conseils de travailleurs proposé par Castoriadis, qui, dans ce domaine, semble le modèle le plus abouti.
[4] Nous avons choisi de traduire ainsi ce concept de « satisfiers », que l'au­teur définit comme « ce qui vient satisfaire un besoin quel qu'il soit ». (Ndt)
[5] Ce qui est confirmé par des études statistiques sur la consommation à l'Ouest, qui mettent en évidence une véritable saturation de la demande en besoins essentiels.