Lieux Communs (ex-bathyscaphe) (Avril 2010).

Texte de Takis Fotopoulos paru dans The International Journal of Inclusive Democracy, Vol. 2, No.1 (September 2005), version originale ici, traduction par nos soins.

 


De la (més)éducation à la Paideia


TAKIS FOTOPOULOS

 

1. Démocratie, Paideia et éducation

La culture, le paradigme social dominant et le rôle de l’éducation L’éducation est un élément fondamental de la formation de la culture, Ainsi que de la socialisation de l’individu, c’est à dire le processus par lequel un individu internalise les valeurs fondamentales du paradigme social dominant. Par conséquent, la culture en général et ’éducation en particulier, jouent un rôle crucial dans la détermination des valeurs individuelles et collectives. C’est parce que tant que des individus vivent dans une société, ils ne sont pas seulement des individus mais des individus sociaux, soumis à un processus, qui les socialise et incite ces derniers à internaliser le cadre institutionnel existant et le paradigme social dominant. En ce sens, les gens ne sont pas complètement libres de créer leur monde, mais sont conditionnées par l’histoire, la tradition et la culture. De plus, ce processus de socialisation est cassé, presque tout le temps – lorsqu’une minorité de la population est concernée - et dans des circonstances historiques exceptionnelles, même à l’égard de la majorité elle-même. Dans ce dernier cas, un processus voit le jour qui se termine généralement par un changement de la structure institutionnelle de la société et du paradigme social correspondant. Les sociétés ne sont donc pas seulement des « collections d’individus », mais se composent d’individus sociaux, qui sont à la fois libres de créer leur monde, (dans le sens où elles peuvent donner naissance à un nouvel ensemble d’institutions et d’un paradigme social correspondant), et sont créés par le monde, (dans le sens où ils doivent rompre avec le paradigme social dominant, afin de recréer le monde).

Une condition préalable fondamentale pour la reproduction de chaque type de société est la cohérence entre les croyances dominantes, les idées et les valeurs d’une part et le cadre institutionnel existant, d’autre part. En d’autres termes, contrairement à la culture qui a une portée plus large et peut exprimer des valeurs et des idées qui ne sont pas nécessairement compatibles avec les institutions dominantes (ce qui a souvent été le cas dans les arts et la littérature), le paradigme social dominant doit être en harmonie avec les institutions existantes pour que la société puisse se reproduire. En fait, les institutions sont reproduites principalement par le biais de l’internalisation des valeurs cohérentes avec elles plutôt que par la violence des élites qui en tirent profit. Cela a toujours été le cas. Les valeurs, par exemple, du système actuel sont celles qui dérivent de ses principes fondamentaux d’organisation : le principe d’hétéronomie et le principe d’individualisme, qui sont intégrés dans les institutions de l’économie de marché et de la « démocratie » représentative. De telles valeurs impliquent les valeurs de l’inégalité et d’une oligarchie effective (même si le système se qualifie de démocratie), la concurrence et l’agressivité.

En fait, ce qui est mauvais n’est pas le seul fait de l’internalisation de certaines valeurs, mais l’intériorisation de valeurs telles qu’elles reproduisent une société hétéronome et des individus, par conséquent hétéronomes. La Paideia jouera un rôle crucial dans une société démocratique future à l’égard de l’internalisation de ses valeurs, qui seront nécessairement celles dérivées de ses principes fondamentaux d’organisation : le principe de l’autonomie et le principe de communauté, qui serait contenues dans les institutions d’une démocratie inclusive. Ces valeurs, comme nous le verrons dans la troisième partie, incluraient les valeurs d’équité et de démocratie, le respect de la personnalité de chaque citoyen, la solidarité et l’entraide, la compassion et le partage.

Toutefois, les institutions seules ne suffisent pas à garantir la non-émergence d’élites informelles. C’est ici que l’importance cruciale de l’éducation, qui dans une société démocratique prendra la forme d’une Paideia, se pose. La Paideia a bien sûr été au centre de la philosophie politique dans le passé, de Platon à Rousseau. Pourtant, cette tradition, comme le Castoriadis « tardif » l’a souligné, est mort en fait avec la Révolution française. Mais, la nécessité de revisiter la paideia aujourd’hui dans le cadre de la résurgence de la politique démocratique, après l’effondrement de l’étatisme socialiste, est impérative.

Education, Paideia et éducation émancipatrice

L’éducation est intrinsèquement liée à la politique. En fait, le sens même de l’éducation est défini par le sens dominant de la politique. Si la politique est entendu dans son usage actuel, qui est liée au cadre institutionnel actuel de la démocratie « représentative », alors la politique prend la forme de l’habileté politique, qui comprend l’administration de l’Etat par une élite de politiciens professionnels qui fixent les dispositions législatives, prétendument représentant la volonté du peuple. C’est le cas d’une société hétéronome dans lequel l’espace public a été usurpée par diverses élites qui concentrent le pouvoir politique et économique dans leurs mains. Dans une société hétéronome de l’éducation a un double but :

  • Premièrement, aider à l’internalisation des institutions existantes et des valeurs compatibles avec elles (le paradigme social dominant). Tel est l’objectif explicite des enseignements scolaires comme l’histoire, l’introduction à la sociologie, l’économie etc…, mais même, de manière plus significative - et insidieusement- de la scolarité proprement dite, qui implique les valeurs d’obéissance et de discipline (plutôt que l’auto-discipline) et de l’enseignement inquestionnable.

  • Deuxièmement, pour produire des « citoyens » efficaces dans le sens de citoyens qui ont accumulé suffisamment de « connaissances techniques » afin qu’ils puissent fonctionner de façon compétente conformément aux objectifs de la « société », telles que fixées par les élites qui la contrôlent.

D’autre part, si la politique est entendu dans son sens classique, qui est liée au cadre institutionnel d’une démocratie directe, dans laquelle les personnes non seulement questionnent les lois, mais sont également capables de faire leurs propres lois, alors nous parlons d’une société autonome. Il s’agit d’une société dans laquelle l’espace public englobe la totalité du corps des citoyens qui dans une démocratie inclusive prendra toutes les décisions effectives au niveau « macro », à savoir non seulement à l’égard du processus politique, mais aussi à l’égard du processus économique, à l’intérieur un cadre institutionnel de la répartition égale du pouvoir politique et économique entre les citoyens. Dans une telle société, nous ne parlons plus de l’éducation, mais du concept plus large de Paideia. Il s’agit d’une éducation civique tous azimuts qui implique un processus permanent de développement des personnages, l’absorption des connaissances et des compétences et, plus important pratiquant un « genre participatif » de la citoyenneté active, qui est une citoyenne selon laquelle l’activité politique ne se voit pas comme un moyen pour une fin mais une fin en soi. La Paideia a donc l’objectif global de développer la capacité de tous ses membres à participer à ses activités de réflexion et de délibération, en d’autres termes, d’éduquer les citoyens en tant que citoyens, afin que l’espace public puisse acquérir un contenu concret. En ce sens, La Paideia implique des objectifs spécifiques de l’enseignement civique, ainsi que de la formation personnel. Donc,

  • La Paideia en tant que scolarisation civique implique le développement de l’auto-activité des citoyens en utilisant leur propre activité en tant que moyen d’internaliser les institutions démocratiques et les valeurs compatibles avec elles. L’objectif est donc de créer des individus responsables qui ont intériorisé à la fois la nécessité des lois et la possibilité de mettre les lois en question, à savoir des personnes capables d’interrogation, de réflexivité et de délibérations. Ce processus doit commencé depuis le plus jeune âge par la création d’espaces publics d’enseignement qui n’ont rien à voir avec les écoles actuelles, dans lesquels les enfants seront amenés à internaliser, et donc à accepter pleinement les institutions démocratiques et les valeurs sous-entendues par les principes fondamentaux d’organisation de la société : l’autonomie et la communauté.

  • La Paideia en tant que formation personnelle implique le développement de la capacité d’apprendre plutôt que d’enseigner des choses particulières, de sorte que les personnes deviennent autonomes, c’est à dire capable d’auto-activité de réflexion et de délibération. Un processus de transmission des connaissances est bien sûr également nécessaire, mais cela suppose plus une forme d’implication dans la vie réelle et une multitude d’activités humaines qui s’y rattachent, telle qu’une visite guidée de la connaissance scientifique, industrielle et pratique plutôt qu’un enseignement, car il est simplement une étape dans le processus de développement des capacités de l’enfant pour apprendre, découvrir, et d’inventer.

Enfin, nous pouvons parler de l’éducation émancipatrice comme le lien entre l’éducation présente et la Paideia. Une éducation émancipatrice est intrinsèquement liée à la politique de transition, c’est à dire la politique qui nous conduira de la politique et la société hétéronome présente à la politique autonome et à la société de l’avenir. L’objectif de l’éducation émancipatrice est de donner une réponse à l ’ « énigme de la politique" décrite par Castoriadis, À savoir comment produire des êtres humains autonomes (qui sont capable d’auto-activité de réflexion) dans une société hétéronome, et au-delà, dans la situation paradoxale d’éduquer les êtres humains à accéder à l’autonomie alors que - ou en dépit de – on leur apprend à absorber et internaliser les institutions existantes. Ce n’est pas moins que la rupture du processus de socialisation, qui ouvrira la voie à une société autonome, qui est en cause ici. Le projet de cet tentative de réponse à cette énigme est d’aider la collectivité, dans le cadre de la stratégie de transition pour créer les institutions qui, intériorisées par les individus, renforceront leur capacité à devenir autonome.

Par conséquent, la politique d’autonomie, à savoir le genre de politique sous-tendue par une stratégie de transition vers une société démocratique, une éducation émancipatrice et la Paideia forment un tout indissociable par la dynamique interne qui conduit de la politique d’autonomie et d’une éducation émancipatrice à une société autonome et la Paideia. Il est donc clair que, comme la paideia n’est possible que dans le cadre d’une démocratie véritable, une éducation émancipatrice est inconcevable en dehors d’un mouvement démocratique qui lutte pour une telle société, comme nous le verrons dans la dernière section.

Toutefois, avant de discuter la nature et le contenu d’une paideia démocratique et le passage par l’éducation émancipatrice nous devons examiner la nature de mauvaise éducation actuelle, telle qu’elle a évolué dans la modernité - sujet de la prochaine section.

2. L’éducation dans la modernité

Le passage à la modernité

La montée de l’actuel système d’enseignement a ses racines dans l’État-nation, qui n’a pas commencé à se développer avant le quatorzième au seizième siècle. L’idée d’une « nation » n’était pas connue dans l’antiquité et même au Moyen Age. Bien que dans le régime territoriale du Moyen Age, certaines monarchies avaient bel et bien leur territoire national et adressaient leurs réclamations à la puissance souveraine en leur sein, ces monarchies étaient seulement une partie de la chrétienté européenne, de sorte qu’il y avait peu d’État national, voire de toute espèce de état. En fait, il a fallu attendre la fin du Moyen Age et plus particulièrement au XVIIe siècle pour que la forme actuelle de la nation-État émerge. L’Etat-nation, même dans sa forme absolutiste du début, a étendu son contrôle au-delà du politique et dans les champs religieux (avec la création de l’Église établie) et éducatif, ainsi que dans presque tous les autres aspects de la vie humaine. Comme la bureaucratie d’Etat était en expansion, la nécessité d’une bonne éducation des fonctionnaires a été importante et les universités d’alors devenaient de plus en plus des institutions de formation pour les fonctionnaires supérieurs civils alors que, dans le même temps, l’enseignement primaire pour les classes moyennes se développa davantage, en particulier au 17ème et 18ème siècles. Une caractéristique distinctive de base des écoles et des universités pré-modernes, comparativement aux modernes est que, alors que jusqu’au 17e siècle, l’objectif de l’éducation a été conçue comme lié au religieux, dans le 18ème siècle, les idées de laïcité et de progrès, qui constituaient les éléments fondamentaux du nouveau paradigme social dominant émergent, commencent à l’emporter.

Comme j’ai essayé de montrer ailleurs, les deux principales institutions qui distinguent la société pré-moderne de la société moderne sont, premièrement, le système de l’économie de marché et, d’autre part, la « démocratie » représentative, qui sont aussi les causes profondes de la présente concentration du pouvoir économique et politique et, par conséquent, de la crise multidimensionnelle actuelle. Dans cette problématique, la production industrielle ne constituait que la condition nécessaire pour le passage à la société moderne. La condition suffisante a été l’introduction en parallèle - par une aide d’État décisive - du système d’économie de marché, qui a remplacé les marchés locaux (contrôlés socialement) qui existaient depuis des millénaires auparavant. Dans les deux cas, c’est l’émergence de l’État-nation, qui a joué un rôle crucial dans la création des conditions pour la « nationalisation » des marchés (leur dé-localisation), ainsi que dans leur libération du contrôle social effectif - deux conditions préalables essentielles de la marchandisation. En outre, c’est le même développement, à savoir la montée de l’État-nation qui s’est développé à partir de sa forme absolutiste primitive à la fin du Moyen Age jusque dans la forme ’démocratique’ actuelle, qui a conduit à la création du complément politique de l’économie de marché : la démocratie représentative.

Le passage à la modernité a donc représenté de plus d’une façon une rupture avec le passé. Les nouvelles institutions économiques et politiques sous la forme de l’économie de marché et de la « démocratie » représentative, ainsi que l’augmentation parallèle de l’industrialisation ont marqué un changement systémique. Ce changement était inéluctablement accompagné d’un changement correspondant dans le paradigme social dominant. Dans les sociétés pré modernes, les « paradigmes sociaux dominants » ont été caractérisés principalement par des idées religieuses et des valeurs correspondantes sur les hiérarchies, même si bien sûr il y eut des exceptions comme la démocratie athénienne. D’autre part, le paradigme social dominant de la modernité est dominé par les valeurs du marché et l’idée de progrès, de croissance et de la laïcité rationnelle. En fait, le développement de la science dans la modernité a joué un rôle idéologique important en justifiant « objectivement » l’économie de croissance - rôle qui a été mis à rude épreuve dans la modernité néolibérale par la crise de crédibilité de la science. Ainsi, tout comme la religion a joué un rôle important pour justifier la hiérarchie féodale, la science, notamment les « sciences » sociales, a ainsi joué un rôle crucial dans la justification de la société hiérarchique moderne. En fait, dès le moment où la science a remplacé la religion comme vision dominante, cela a justifié « objectivement » l’économie de la croissance, tant dans ses formes capitalistes que « socialistes ».

Toutefois, bien que les institutions fondamentales qui caractérisent la modernité et les principes essentiels du paradigme social dominant sont demeurées essentiellement inchangées depuis l’émergence de la modernité, il y a plus de deux siècles (voilà qui démystifie l’idée de la postmodernité, dans lequel l’humanité serait entrée au cours des trois dernières décennies ou presque), il ya néanmoins eu quelques changements non systémiques importants dans ce délai, qui pourraient utilement être classés comme les trois principales phases de la modernité. Nous pouvons distinguer trois formes que la modernité a prises depuis la création du système de l’économie de marché : la modernité libérale (du milieu à la fin du XIXe siècle) qui, après la première guerre mondiale et le krach de 1929, a conduit à la modernité étatique (du milieu des années 1930 à la mi - 1970) et enfin à la modernité néolibérale aujourd’hui (milieu des années 1970 à ce jour).

Les différentes formes de la modernité ont créé leurs propres paradigmes sociaux dominants qui, en effet constituent des sous-modèles du paradigme principal, en tant qu’ils ont tous en commun un point fondamental : l’idée de la séparation de la société de l’économie et de la politique, telle qu’exprimée par l’économie de marché et la « démocratie » représentative, à l’exception de l’étatisme soviétique dans lequel cette séparation a été effectuée grâce à une planification centrale et de la « démocratie »soviétique. En plus de cette caractéristique principale, toutes les formes de la modernité partagent, avec quelques variations, les thèmes de la raison, la pensée critique et la croissance économique. Comme on pouvait s’y attendre, les changements non systémiques impliqués dans les différentes formes de la modernité et les changements sous-paradigmatiques correspondants ont eu des répercussions notables sur la nature, le contenu et la forme de l’éducation, sur lesquels je vais maintenant m’attarder.

L’éducation dans la modernité libérale

Au cours de la période de la modernité libérale, qui a duré à peine un demi-siècle entre les années 1830 et les années 1880, la dynamique croître-ou-mourir de l’économie de marché a conduit à une internationalisation croissante de celle-ci, qui était accompagné de la première tentative systématique des élites économiques pour établir une économie de marché purement libérale et internationalisée dans le sens du libre-échange, une « flexibilité » du marché du travail et un système de taux de change fixes (parité Or) - une tentative qui, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, a été vouée à l’échec étant donné l’absence des conditions objectives de son succès et en particulier le fait que les marchés étaient dominés par des capitaux nationaux, fait qui a conduit à deux guerres mondiales avec l’objectif principal de les diviser de nouveau.

La montée du système de l’économie de marché / croissance pendant cette période a créé la nécessité d’élargir le nombre d’élèves / étudiants dans toutes les étapes de l’enseignement : au niveau primaire, parce que le système d’usine qui a fleuri après la révolution industrielle a nécessité un niveau élémentaire d’alphabétisation au niveau secondaire, car le système de l’usine a mené à l’élaboration de diverses spécialisations qui exigeaient une formation plus spécialisée, et, enfin, au niveau supérieur, étant donné l’évolution rapide des sciences de l’époque a nécessité un élargissement du rôle des universités pour former non seulement les fonctionnaires, comme avant, mais aussi des gens qui seraient en mesure d’être impliqués dans la recherche appliquée sur les nouvelles méthodes de production, tant en ce qui concerne ses aspects physiques qu’administratifs / organisationnels.

Tous ces développements ont eu des répercussions importantes sur l’éducation, l’une des plus importantes étant l’acceptation progressive de la perception que l’éducation doit être de la responsabilité de l’Etat. Des pays comme la France et l’Allemagne ont commencé la mise en place des systèmes d’enseignement public au début du 19ème siècle. Toutefois, cette tendance était en contradiction avec le (sous) paradigme social dominant de la modernité libérale. Ce paradigme était caractérisé par la croyance en un modèle mécaniste de la science, en la vérité objective, ainsi qu’en certains thèmes du libéralisme économique comme le laissez-faire et la minimisation des contrôles sociaux sur les marchés pour la protection du travail. Voilà pourquoi des pays comme la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, où le paradigme social dominant a été mieux intériorisé, ont hésité plus longuement avant de permettre au gouvernement d’intervenir dans les affaires éducatives. L’opinion dominante parmi les élites de ces pays était que les « écoles libres » devaient être fournies uniquement aux enfants des groupes sociaux les plus bas, voire pas du tout, alors que la fiscalité générale (qui était le seul moyen adéquat d’assurer l’éducation pour tous) a été rejeté. Pourtant, quand la modernité libérale s’est effondrée à la fin du XIXe siècle, pour les raisons mentionnées ci-dessus, les gouvernements partout en Europe et aux Etats-Unis ont légiféré pour limiter le fonctionnement du laissez-faire - d’abord en inspectant des usines et en offrant un niveau minimal d’éducation et plus tard en fournissant des revenus de subsistance pour les personnes âgées et à la sortie du travail ". En conséquence, au début du XXe siècle, la législation sociale en quelque sorte était en place dans presque toutes les économies de marché avancées.

Toutefois, ce n’est pas seulement l’accès à l’éducation qui a changé au cours du dix-neuvième siècle. La nature de l’éducation a changé aussi, les nouveaux changements sociaux et économiques ont également demandé aux écoles, publiques et privées, d’élargir leurs objectifs et programmes d’études. Les écoles devaient non seulement promouvoir l’alphabétisation, la discipline mentale, et la bonne moralité, mais aussi aider à préparer les enfants à la citoyenneté, aux emplois, et à l’épanouissement et à la réussite individuels. En d’autres termes, on attendait des écoles et des établissements d’enseignement en général qu’ils contribuent à l’internalisation des institutions existantes et des valeurs compatibles avec elles (à savoir le paradigme social dominant), en plus de produire des citoyens « efficaces » dans le sens de citoyens qui ont accumulé suffisamment de connaissances techniques afin de pouvoir fonctionner avec compétence conformément aux objectifs de la « société », tels que fixés par les élites qui la contrôlent. De même, le fait de diviser les enfants en grades ou classes selon leur âge - une pratique qui a débuté au 18e siècle en Allemagne – avait pour but de répandre partout que les écoles ont grossi. La scolarisation massive, qui devait caractériser le reste de la modernité jusqu’à jour, venait d’être enclenchée.

La modernité étatiste, l’éducation et la mobilité sociale

La modernité étatiste a pris différentes formes en Orient (à savoir les régimes de l’Europe orientale, la Chine, etc) et en Occident. Ainsi, dans l’Est, pour la première fois à l’époque moderne, une « tentative systémique » est faite pour inverser le processus de marchandisation et pour créer une forme totalement différente de la modernité que celle libérale ou sociale démocrate - dans un sens, une autre version de la modernité libérale. Cette forme d’étatisme, soutenue par l’idéologie marxiste, a tenté de minimiser le rôle du mécanisme du marché dans l’allocation des ressources et de le remplacer par un mécanisme de planification centrale. D’autre part en occident, L’étatisme a pris une forme social-démocrate et a été soutenu par les politiques keynésiennes qui prônent le contrôle actif de l’Etat sur l’économie et interférent avec le mécanisme autorégulateur du marché pour assurer le plein emploi, une meilleure répartition des revenus et la croissance économique. Un précurseur de cette forme d’étatisme émerge dans l’entre-deux-guerres, mais celle-ci n’a atteint son apogée que dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les politiques keynésiennes ont été adoptées par des partis de tous bords à l’ère du consensus social - jusqu’au milieu des années 1970. Il s’agissait d’un consensus entre les conservateurs et les sociaux démocrates qui ont été commis à l’interventionnisme étatique actif dans le but de déterminer le niveau global d’activité économique, nécessaire pour qu’un certain nombre d’objectifs sociaux démocrates puissent être atteints (plein emploi, protection sociale, possibilités d’une éducation pour tous, meilleure répartition des revenus, etc).

Toutefois, la modernité étatique, dans ses deux versions sociale démocrate et soviétique, partage l’élément fondamental de la modernité libérale, à savoir, la séparation formelle de la société avec l’économie et l’État. La différence fondamentale entre les formes libérales et étatistes de la modernité concernait le moyen par lequel cette séparation a été atteinte. Ainsi, dans la modernité libérale cela a été réalisé grâce à la « démocratie » représentative » et le mécanisme du marché, alors que dans la modernité étatiste cette séparation a été réalisée soit par la « démocratie » représentative et une version modifiée du mécanisme du marché (social-démocratie occidentale), ou, alternativement, par le biais de la "démocratie" soviétique et la planification centrale (étatisme soviétique). En outre, les formes libérales et étatique de la modernité partagent une idéologie commune de la croissance fondée sur l’idée de progrès des Lumières, une idée qui a joué un rôle crucial dans le développement des deux types d ’ « économie de croissance » : la « capitaliste » et l’« économie de croissance socialiste » Il est donc évident que si l’économie de croissance est le fruit de la dynamique de l’économie de marché, les deux concepts ne sont toutefois pas identiques, car il est possible d’avoir une économie de croissance qui n’est pas également une économie de marché – c’est notamment le cas du « socialisme réellement existant ». Cependant, la forme occidentale de la modernité étatique s’est effondrée dans les années 1970, lorsque l’internationalisation croissante de l’économie de marché, le résultat inévitable de sa dynamique de croître-ou-mourir, est devenu incompatible avec l’étatisme. La forme orientale de la modernité étatiste s’est effondrée une décennie ou deux plus tard en raison de l’incompatibilité croissante entre, d’une part, les exigences d’une croissance économique « efficace » et, d’autre part, les modalités institutionnelles (particulièrement centralisées de la démocratie de la planification et du parti) qui avaient été introduites dans les pays du « socialisme réellement existant » en conformité avec l’idéologie marxiste-léniniste.

Le (sous) paradigme dominant dans la période étatiste garde encore les caractéristiques mêmes de la modernité libérale impliquant la croyance en la vérité objective et dans la science (au moins mécaniste), mais comprend aussi des éléments du paradigme socialiste et en particulier l’étatisme, sous la forme d’un étatisme soviétique basé sur le marxisme-léninisme à l’Est et un étatisme social-démocrate reposant sur le keynésianisme à l’Ouest. Les deux types d’étatisme ont tenté d’influencer le processus d’éducation même si les gouvernements soviétiques, en particulier dans les premiers jours après la Révolution de 1917, avaient des objectifs plus larges que ceux sociaux-démocrates de l’Ouest, qui visaient principalement à élargir l’accès à l’éducation afin d’améliorer la mobilité sociale.

Ainsi, les Soviétiques, immédiatement après la Révolution, ont introduit l’éducation gratuite et obligatoire générale et polytechnique jusqu’à l’âge de 17 ans, l’enseignement pré-scolaire pour aider à l’émancipation des femmes, l’ouverture des universités et autres établissements d’enseignement supérieur à la classe ouvrière, et même une forme d’autogestion des étudiants. En plus de cela, un objectif fondamental décrété de l’éducation a été l’intériorisation des valeurs du nouveau régime. Pas étonnant que, dès un an après la révolution, le gouvernement soviétique ait ordonné par décret la suppression de l’enseignement religieux en faveur de l’éducation athée.

En ce qui concerne les sociaux-démocrates, leur principale réalisation a été l’État-providence qui a représenté un effort conscient pour vérifier les effets secondaires de l’économie de marché, en tout cas en ce qui concerne les besoins de base (santé, éducation, sécurité sociale). Une caractéristique importante de l’idéologie de l’État-providence est que son financement (y compris l’éducation) était censé provenir de la fiscalité générale. En outre, la nature progressive du système fiscal, qui a été généralisé au cours de cette période, garanti que les groupes à revenu élevé se taillent la part du lion de ce financement, ce qui améliore la structure très inégale de la répartition des revenus qu’une économie de marché crée. Toutefois, l’expansion des possibilités d’éducation n’est pas seulement rendue nécessaire par des raisons idéologiques. Encore plus important a été le boom économique de l’après-guerre, qui nécessitait une vaste expansion de la base de travail, avec les femmes et, parfois, les immigrants, comblant les lacunes. En plus de cela, l’augmentation incessante de la division du travail, des changements dans les méthodes de production et d’organisation, ainsi que des changements révolutionnaires dans les technologies de l’information exigeait un nombre croissant de travailleurs hautement qualifiés, des scientifiques, des professionnels de haut niveau etc. En conséquence de ces tendances, le nombre d’universités dans de nombreux pays ont doublé ou triplé entre 1950 et 1970, tandis que les collèges techniques, ainsi que les temps partiel et les cours du soir, propageaient rapidement la promotion de l’éducation des adultes à tous les niveaux.

Pourtant, malgré le fait que l’éducation massive prospéra durant cette période, les effets de cette croissance rapide des possibilités d’éducation sur la mobilité sociale a été insignifiante. Si nous prenons comme exemple la Grande-Bretagne, où une expérience sociale-démocrate a été poursuivie dans l’après-guerre pour changer la mobilité sociale par l’éducation - une politique poursuivi (à des degrés divers) par les gouvernements à la fois travaillistes et conservateurs - les résultats ont été minimes. Ainsi, une étude approfondie par trois éminents universitaires britanniques a conclu que l’expansion des possibilités d’éducation de l’après-guerre, n’a pas amené la Grande-Bretagne plus près de la méritocratie et de l’égalité des chances. Une autre étude, également réalisée au cours de la période de consensus sociale-démocrate, a conclu que malgré les " circonstances " propices, « aucune réduction significative des inégalités de classe n’a en fait été atteinte », situation qui s’est aggravée dans la modernité néolibérale actuelle dans laquelle, comme Goldthorpe l’a montré, les chances des fils d’ouvriers de ne rien faire d’autre qu’un travail manuel ont augmenté. Mais, si les résultats des politiques d’éducation sociale-démocrates sur la mobilité sociale et le changement social en général ont été si maigres, on pourrait aisément imaginer les effets des politiques néolibérales dont je vais parler maintenant.

Modernité néolibérale et privatisation de l’éducation

L’émergence de l’internationalisation néolibérale a été un événement monumental qui implique la fin du consensus social-démocrate qui a marqué la première période d’après guerre. la dynamique croitre-ou-mourir de l’économie de marché et, en particulier, l’émergence et l’expansion continue des sociétés transnationales (STN) et le développement parallèle du marché euro-dollar, qui conduit à la forme néolibérale actuelle de la modernité, ont été les principales évolutions qui ont conduit les élites économiques à ouvrir et libéraliser les marchésEn d’autres termes, ces élites ont surtout institutionnalisé (plutôt que créé), la forme actuelle de l’économie de marché internationalisé.

Une caractéristique importante de la forme néo-libérale de la modernité est l’émergence d’une nouvelle élite « transnationale » qui tire sa puissance (économique, politique ou généralement un pouvoir social) en opérant au niveau transnational, un fait qui implique qu’elle n’exprime pas uniquement ou même principalement, les intérêts d’une nation-état. Cette élite se compose des élites économiques transnationales (dirigeants de STN et leurs filiales locales), des élites politiques transnationales, à savoir la mondialisation des bureaucrates et des politiciens, qui peut être située soit dans les principaux organismes internationaux ou dans les machines d’état de l’économie de marché principal, et, enfin, les élites professionnelles transnationales, dont les membres jouent un rôle dominant dans les diverses fondations internationales, think tanks, des départements de recherche de grandes universités internationales, des médias de masse, etc. Le but principal de l’élite transnationale, qui contrôle aujourd’hui l’économie de marché internationalisé, est la maximisation du rôle du marché et la minimisation de tout contrôle social effectif sur lui en matière de protection du travail ou d’environnement, de sorte que le maximum « d’efficacité » (défini dans le sens étroit techno-économique) et la rentabilité puissent être assurée.

La modernité néolibérale se caractérise par l’émergence d’un nouveau (sous) paradigme social qui tend à devenir dominant, le soit-disant paradigme « post-moderne" Les principaux éléments du paradigme néo-libéral sont, d’abord, une critique des progrès (mais pas de la croissance elle-même), de la science mécaniste et déterministe (mais généralement pas de la science elle-même) et de la vérité objective, et, d’autre part, l’adoption de quelques thèmes du modèle néolibéral comme la minimisation des contrôles sociaux sur les marchés, le remplacement de l’État providence par les filets de sécurité et la maximisation du rôle du secteur privé dans l’économie.

En ce qui concerne la recherche et l’éducation scientifique, la modernité néolibérale implique leur privatisation effective. En conséquence, le caractère non neutre de la science est devenu plus évident que jamais, après la « privatisation » de la recherche scientifique et la révision à la baisse du secteur public en général et des dépenses de l’Etat en particulier. Comme Stéphanie Pain, rédacteur en chef adjoint du New Scientist (pas exactement un journal radical) souligne, la science et les grandes entreprises ont développé des liens récents toujours plus étroits :

Là où la recherche était autrefois essentiellement neutre, il y a maintenant un éventail de payeurs à satisfaire. En lieu et place de l’impartialité, des résultats de recherche sont discrètement gérés et massés, ou même enfermés s’ils ne servent pas les intérêts de droite. Le mécenat vient rarement sans conditions.

En outre, en ce qui concerne l’éducation en général, comme Castoriadis le fait remarquer, pour la plupart des éducateurs, elle est devenu un gagne-pain corvée, et, pour ceux à l’autre bout de l’éducation, une question d’obtenir un morceau de papier (un diplôme) qui permettent d’exercer une profession (si l’on trouve du travail) - la voie royale de la privatisation, que l’on peut enrichir en se livrant à une ou plusieurs manies personnelles.

Les effets de la privatisation néolibérale de l’éducation relative à l’accès à l’éducation en général et la mobilité sociale en particulier, sont prévisibles. Ainsi, s’agissant du premier, il n’est pas surprenant que, par suite de l’augmentation de la pauvreté et des inégalités dans la modernité néolibérale, les compétences en lecture et écriture des jeunes de Grande-Bretagne est pire que ce qu’ils étaient avant la Première Guerre mondiale. Ainsi, une étude récente a révélé que 15 pour cent des personnes âgées de 15 à 21 ans sont des « analphabètes fonctionnels », alors qu’en 1912, les inspecteurs scolaires ont indiqué que seulement 2 pour cent des jeunes sont incapables de lire ou d’écrire. De même, en ce qui concerne l’accès à l’enseignement supérieur, la UK General Household Survey de 1993 a montré que, comme l’édition de l’éducation du Times de Londres l’a souligné, « bien que le nombre de jeunes obtenant des diplômes soit en croissance rapide, les statistiques montrent que L’arrière-plan socioéconomique d’un enfant est toujours le facteur le plus important pour décider qui obtient le meilleur enseignement supérieur. Ainsi, selon ces données, le fils d’un homme du métier est encore plus susceptible d’aller à l’université au début des années 90 que celui de la même condition sociale dans le début des années 60 (33 pour cent contre 29 pour cent). Enfin, une indication de l’amélioration marginale de l’accès à l’éducation atteint par la social-démocratie est le fait que, tandis qu’à la fin des années 1950, le pourcentage des fils d’ouvriers non qualifiés allant à l’université était trop petit pour être noté, dès le début des années 90, ce pourcentage est passé à 4% ! Inutile d’ajouter que la situation a encore empiré depuis lors. La différence entre la proportion de professionnels et de non qualifiés allant à l’université s’est creusé de 10 points au cours des années quatre-vingt-dix et d’ici la fin de cette décennie, moins d’un sur six enfants du bas de l’échelle étaient en cours à l’université, comparativement à près des trois quarts de la partie supérieure.

Pas étonnant donc que la mobilité sociale en Grande-Bretagne ait diminué dans la modernité néolibérale. C’est parce que, bien que la classe ouvrière ait diminué en volume après la mondialisation néolibérale, les classes intermédiaires elles n’ont pas bougées. En conséquence, au cours du 20e siècle, la trappe sous les groupes sociaux supérieurs est devenue de moins en moins l’inquiétude qu’elle était dans la société victorienne du 19e et comme le sociologue Peter Saunders l’a dit, les mesures de protection contre l’échec des enfants de la classe moyenne sont actuellement en renforcement. Malgré donc une faible augmentation de la mobilité sociale pour les enfants issus des couches sociales inférieures, dans le même temps, comme une équipe dirigée par Stephen Machin, de l’Université College de Londres l’a prouvé, plus d’enfants des milieux populaires supérieurs sont restés dans la même classe sociale que leurs parents. Cela pourrait expliquer le paradoxe que « l’égalité des chances" a en fait diminué ces dernières années, malgré l’expansion des possibilités d’éducation. Une autre étude Menée par Abigail McKnight, de l’Université de Warwick nous le confirme. Ainsi, alors qu’entre 1977 et 1983, 39 pour cent des travailleurs situés dans le quart inférieur de la distribution des salaires a progressé jusqu’à la moitié supérieure, dans la période entre 1991 et 1997, ce pourcentage a chuté à 26 pour cent.

Des tendances similaires sont constatées partout, étant donné l’universalisation de la modernité néolibérale. On pouvait s’y attendre, les effets sont encore pires dans le Sud où l’éducation est considérée par les nations récemment libérés de leurs liens coloniaux à la fois comme un instrument du développement national et un moyen de franchir les barrières nationales et culturelles. Pas étonnant que, dans le monde, 125 millions d’enfants ne fréquentent pas l’école aujourd’hui (les deux tiers sont des filles), malgré une décennie de promesses lors de conférences de l’ONU pour obtenir que tous les enfants du monde soient dans une salle de classe. Ainsi, comme les gouvernements à court d’argent ont coupé les budgets d’éducation, ce qui oblige les écoles à percevoir des droits, « les écoles sont devenus un peu plus que des garderies »

3. Les conditions préalables de la paideia

Comme je ai tenté de le démontrer dans la première section, la Paideia dans une société démocratique est considérée à la fois comme un enseignement civique, et comme une formation personnelle. Dans le premier sens, la Paideia est intrinsèquement liée à un ensemble de conditions institutionnelles préalables au niveau de la société alors que dans le second sens, elle est liée aux conditions institutionnelles préalables au niveau éducatif lui-même. Cependant, du point de vue des conditions institutionnelles, il est clair que la Paideia suppose un changement radical dans les systèmes de valeur - le principal objectif de l’éducation émancipatoire - qui aboutirait à un paradigme social dominant nouveau. Cette conception de la paideia se différencie nettement de la position sur l’éducation en général adoptée par les libéraux, mais aussi par certains marxistes et de nombreux libertaires, qui séparent l’enseignement du système d’économie de marché et de la « démocratie » représentative et suggèrent qu’une éducation alternative est possible, même dans le système existant. Ainsi, contrairement aux pères de l’anarchisme comme Bakounine qui a insisté sur le fait que l’éducation libertaire est impossible dans la société actuelle, les partisans de la tendance individualiste de Stirner dans l’anarchisme, comme Ivan Illich, les adhérents à « l’anarchie en action » actuelle comme Colin Ward et d’autres proposent diverses régimes d’éducation libertaire dans le système actuel d’économie de marché capitaliste. Pas étonnant qu’un récent article publié dans Social Anarchism n’hésite pas à adopter les arguments néo-libérale de la rentabilité pour attaquer les écoles publiques [ « des deux formes (publique et privée) ... l’école publique est de loin la plus chère en coût direct »], afin de soutenir une argumentation simpliste en faveur de la déscolarisation ! À l’autre extrémité, de nombreux marxistes, ainsi que des anarchistes et des partisans de l’autonomie, comme Castoriadis, ne parle de la paideia qu’après le changement révolutionnaire de la société, en ignorant l’étape cruciale de la période transitoire et la nécessité de développer une éducation émancipatrice pour celle-ci.

Dans cette partie, je vais essayer de décrire les préconditions institutionnelles de la paideia alors que dans le chapitre suivant la question de l’éducation émancipatrice (à savoir le passage de l’éducation présente de la modernité à une paideia démocratique) sera discutée dans l’effort de montrer que toute tentative de créer une éducation alternative dans le système existant est condamnée, sauf si elle est mise en œuvre à une échelle sociale importante et fait partie intégrante d’un projet anti-systémique.

Conditions institutionnelles au niveau de la société

Les conditions institutionnelles de la paideia au niveau de la société sont résumées par le concept de démocratie inclusive (ID), décrit en détail ailleurs, je vais donc seulement essayer de décrire ici brièvement les principaux éléments de cette conception qui sont pertinentes à la question de la paideia.

Le concept de démocratie inclusive, en utilisant comme point de départ la définition classique de celle-ci, exprime la démocratie en termes de démocratie politique directe, de démocratie économique (au-delà des limites de l’économie de marché et de la planification d’État), ainsi que de démocratie dans la sphère sociale et de démocratie écologique. En bref, la démocratie inclusive est une forme d’organisation sociale qui réintègre la société avec l’économie, la politique et la nature. En ce sens, la démocratie est considérée comme inconciliable avec toute forme d’inégalité dans la répartition du pouvoir, c’est à dire, avec toute concentration du pouvoir, politique, social ou économique. Par conséquent, la démocratie est incompatible avec les produits de base et les rapports de propriété, qui conduisent inévitablement à la concentration du pouvoir. De même, elle est incompatible avec les structures hiérarchiques, qui implique la domination, qu’elles soient institutionnalisées (par exemple, la domination par les hommes, les éducateurs et ainsi de suite), ou « objectives » (par exemple, la domination du Sud par le Nord dans le cadre de la division du marché du travail), et la notion implicite de domination de la nature.

Le concept ID établit une distinction fondamentale entre public et privé, qui est particulièrement importante en ce qui concerne la question de la Paideia. Le domaine public, contrairement à la pratique de nombreux partisans du projet républicain ou démocrate (Arendt, Castoriadis, Bookchin et al), comprend non seulement le domaine politique, mais n’importe quel domaine d’activité humaine où les décisions peuvent être prises collectivement et démocratiquement. Ainsi, le domaine public comprend le domaine politique qui est défini comme étant la sphère des prise de décisions politiques, la zone où le pouvoir politique est exercé, le domaine économique qui est défini comme le domaine de la prise de décision économique, la région où le pouvoir économique est exercé à l’égard des grands choix économiques que toute société de rareté a à faire ; le domaine social qui est défini comme étant la sphère de prise de décision en milieu de travail, le lieu d’éducation et toute autre institution, économique ou culturelle qui est un élément constitutif d’une société démocratique, et, enfin, la « sphère écologique » qui est définie comme étant la sphère des relations entre le naturel et le monde social.

En conséquence, nous pouvons donc distinguer quatre types principaux de démocratie, qui constituent les éléments fondamentaux d’une démocratie inclusive : politique, économique, écologique et « la démocratie dans le domaine social ». démocratie Politique, économique et dans le domaine social peut définir, brièvement, le cadre institutionnel qui vise respectivement, à la répartition égale du pouvoir politique, économique et social, en d’autres termes, le système qui vise à l’élimination effective de la domination d’être humain sur l’être humain. De même, nous pouvons définir la démocratie écologique comme le cadre institutionnel qui vise à l’élimination de toute tentative de domination de l’homme sur la nature, en d’autres termes, le système qui vise à réinsérer les êtres humains et la nature.

Dans le domaine politique il ne peut y avoir qu’une seule forme de démocratie, ce que nous appelons la démocratie politique ou directe, où le pouvoir politique est partagé également entre tous les citoyens. Ainsi, la démocratie politique est fondée sur le partage égal du pouvoir politique entre tous les citoyens, l’auto-institution de la société. Cela signifie que certaines conditions doivent être remplies pour qu’une société soit caractérisée comme une démocratie politique, à savoir que la démocratie repose sur le choix conscient de ses citoyens de l’autonomie individuelle et collective et non sur des dogmes divins ou mystiques et des préjugés, ou tout autre système théorique fermé impliquant des « lois » social / naturel, ou la détermination des tendances du changement social ; qu’aucun processus politique institutionnalisé de nature oligarchique n’existe afin que toutes les décisions politiques (y compris celles relatives à la formation et l’exécution des lois) soient prises par le corps des citoyens collectivement et sans représentation, qu’il n’existe pas de structures politiques institutionnalisées qui incarnent des relations de pouvoir inégales ce qui implique la spécificité de la délégation, la rotation de délégués qui soient révocables par le corps des citoyens, etc, et que tous les résidents d’une zone géographique particulière et d’une taille de population viable au-delà de certain âge de maturité (à définir par l’organisme citoyen lui-même) et quel que soit le sexe, la race, l’identité ethnique ou culturelle, soient membres du corps des citoyens et soient directement impliqués dans le processus décisionnel.

Les conditions ci-dessus institutionnalisent un espace public où toutes les décisions politiques importantes sont prises par le corps civique tout entier. Cependant, il faut établir une nette distinction entre les institutions démocratiques et la pratique de la démocratie qui peut toujours être non démocratique, même si les institutions sont elles-mêmes démocratiques. Il est donc clair que l’institutionnalisation de la démocratie directe n’est que la condition nécessaire pour l’établissement de la démocratie. Comme le dit Castoriadis : « l’existence d’un espace public (par exemple d’un domaine politique qui appartient à tous) n’est pas seulement une question de dispositions juridiques garantissant les droits de liberté d’expression, etc Ces conditions ne sont que les conditions d’un espace public pour exister ». Les citoyens d’Athènes, par exemple, avant et après délibération dans les assemblées, parlaient entre eux de politique dans l’agora. Le rôle de la paideia dans l’éducation des individus comme des citoyens est donc cruciale car c’est seulement la paideia qui peut "donner un contenu, une valeur de fond à l ’« espace public » ». Hansen souligne le rôle crucial de la paideia :

Selon la manière de penser grecque, c’étaient les institutions politiques qui façonnaient l’homme « démocratique » et la « vie démocratique », et non le contraire : les institutions de la polis, éduquent et modèle la vie des citoyens, et pour avoir la meilleure vie vous devez avoir les meilleures institutions et un système d’éducation conforme avec ces institutions.

L’unité de base du processus décisionnel dans une démocratie inclusive confédérale est l’assemblée démotique, c’est à dire l’assemblage des démos, le corps des citoyens dans un espace géographique donné, qui délègue le pouvoir aux tribunaux démotique, aux milices démotiques Etc. Cependant, outre les décisions qui seront prises au niveau local, il ya beaucoup de décisions importantes à prendre au niveau régional ou confédéraux, tel que les lieux de travail ou les lieux d’enseignement auxquels nous reviendront ensuite. Ainsi, la démocratie confédérale est basée sur un réseau de conseils d’administration dont les membres ou délégués sont élus lors d’assemblées démocratiques en face à face avec le peuple dans les différents Demoi qui, géographiquement peuvent englober une ville et les villages environnants, ou même des quartiers de grandes villes. Les membres de ces conseils confédéraux sont strictement mandatés, révocables, et responsable devant les assemblées qui les choisissent dans le but de coordonner et d’administrer les politiques formulées par les assemblées elles-mêmes. Leur fonction est donc purement administrative et pratique, pas une prise de pouvoir politique de quelqu’un comme l’est la fonction de représentants dans la démocratie représentative.

Par conséquent, les conditions institutionnelles décrites créent seulement les conditions préalables pour la liberté. En dernier lieu, l’autonomie individuelle et collective dépend de l’internalisation des valeurs démocratiques par chaque citoyen. C’est pourquoi la paideia joue un rôle crucial dans le processus démocratique. C’est la paideia, de concert avec le haut niveau de conscience civique que l’on s’attend à ce que la participation à une société démocratique crée, qui sera décisive pour aider à la création d’un nouveau code moral qui détermine le comportement humain dans une société démocratique. Il n’est pas difficile de montrer, comme j’ai tenté de le faire ailleurs, que les valeurs morales qui sont compatibles avec l’autonomie individuelle et collective dans une société basée sur des démos sont celles qui sont fondées sur la coopération, l’entraide et la solidarité. L’adoption de telles valeurs morales sera donc un choix conscient des individus autonomes vivant dans une société autonome, à la suite du choix fondamental pour l’autonomie, et non le résultat d’un être divin, « lois » naturelles ou sociales ou tendances.

Cependant, la démocratie politique n’a pas de sens, surtout dans une société fondée sur une économie de marché, tant qu’elle n’est pas complétée par une démocratie économique. Étant donné la définition de la démocratie politique comme l’autorité du peuple (démos) dans la sphère politique - qui implique l’existence de l’égalité politique dans le sens d’une répartition égale du pouvoir politique – on peut de la même façon définir la démocratie économique comme l’autorité des démos dans la sphère économique - qui implique l’existence de l’égalité économique dans le sens d’une répartition égale du pouvoir économique. La démocratie économique concerne donc un système social qui institutionnalise l’intégration de la société et de l’économie et peut être définie comme une structure économique et un processus qui, à travers la participation directe des citoyens à la prise de décision et à la mise en œuvre des processus économiques, assure une répartition égale du pouvoir économique entre les citoyens. Cela signifie que, finalement, les démos contrôlent le processus économique, dans un cadre institutionnel de la propriété démotique des moyens de production. Par conséquent, pour qu’une société soit caractérisée comme une démocratie économique, aucun processus économiques de caractère oligarchique ne devrait être institutionnalisé, ce qui implique que les « macro » décisions économiques, à savoir, les décisions concernant le fonctionnement de l’économie au niveau global (la production, la consommation et l’investissement, la durée du travail et des loisirs qui y sont liés, les technologies à utiliser, etc) sont prises par le corps des citoyens, collectivement et sans représentation, bien que les « micro » décisions économiques au niveau du lieu de travail ou des ménages peuvent être prises par les unités individuelles de production ou de consommation. En outre, il ne devrait pas y avoir de structures économiques institutionnalisées qui incarnent l’inégalité des rapports de puissance économique, ce qui implique que les moyens de production et de distribution sont la propriété collective et contrôlés directement par les démos de telle sorte donc que toute inégalité de revenu soit le résultat d’un travail volontaire supplémentaire au niveau individuel. Ainsi, la propriété démotique de l’économie constitue la structure économique de l’appropriation démocratique, alors que la participation directe des citoyens dans les décisions économiques fournit le cadre d’un processus de contrôle démocratique complet de l’économie. Les démos, par conséquent, deviennent l’unité authentique de la vie économique, puisque la démocratie économique n’est pas réalisable aujourd’hui à moins que la propriété et le contrôle des ressources productives soient organisés au niveau local. En bref, la principale caractéristique du modèle proposé, qui le différencie également des modèles de planification socialiste, est qu’il suppose explicitement une économie apatride, sans argent et sans marché qui empêche l’institutionnalisation des privilèges pour certaines sections de la société et l’accumulation privée de richesses, sans avoir à s’appuyer sur un mythique état post-rareté d’abondance, ou d’avoir à sacrifier la liberté de choix.

La satisfaction des conditions ci-dessus pour la démocratie politique et économique représenterait la reconquête des domaines politique et économique par le domaine public, la re-conquête d’une individualité sociale véritable, la création des conditions de liberté et de l’autodétermination, tant au niveau politique qu’au niveau économique. Mais, les pouvoirs politique et économique ne sont pas les seules formes de pouvoir et donc la démocratie politique et économique ne sont pas, en elles-mêmes, les garantes d’une démocratie inclusive. En d’autres termes, une démocratie inclusive est inconcevable si elle ne s’étend pas à la sphère sociale plus large pour embrasser le lieu de travail, le ménage, le lieu éducatif et, en fait toute institution économique ou culturel qui constitue un élément de ce royaume.

Une question cruciale qui se pose à l’égard de la démocratie dans le domaine social en général et la paideia en particulier se réfère aux relations dans le ménage. Le statut social et économique des femmes a été renforcé au cours, en particulier, des phases étatiste et néolibérale de la modernité, en raison des besoins de travail en expansion de l’économie de croissance, d’une part et de l’activité des mouvements de femmes de l’autre. Pourtant, les relations entre les sexes au niveau des ménages sont principalement hiérarchiques, en particulier dans le Sud où vit la majorité de la population mondiale. Toutefois, bien que les ménages partagent avec le domaine public une caractéristique commune fondamentale, les inégalités et les relations de pouvoir, le ménage a toujours été classé dans la sphère privée. Par conséquent, le problème qui se pose ici est de savoir comment peut être atteint la « démocratisation » domestique.

Une solution possible est la dissolution de la division maison / domaine public. Ainsi, certains auteurs féministes, en particulier de la variété éco-féministe glorifie l’oikos et ses valeurs en tant que substitut de la polis et de sa politique, quelque chose qui, comme Janet Biehl l’observe, "peut aisément être interprété comme une tentative de dissoudre le politique dans le domestique, les droits civils dans le familial, le public dans le privé ». De même, certains penseurs verts tentent de réduire le domaine public en un modèle de famille élargie de petite échelle, une communauté coopérative. À l’autre extrémité, certaines féministes marxistes font en sorte de supprimer le dualisme public / privé en dissolvant tout l’espace privé en un espace public unique, une sphère socialisée ou fraternelle de l’Etat. Toutefois, comme Val Plumwood le souligne, les féministes qui militent pour l’élimination de la vie privée des ménages sont aujourd’hui une minorité bien que la plupart des féministes soulignent la manière dont la notion de vie privée des ménages a été détourné pour mettre hors de débat la subordination des femmes. Une autre solution possible est, en tenant pour acquis que la maison appartient à la sphère privée, de définir sa signification en termes de liberté de tous ses membres. Comme Val Plumwood le pointe cela signifie que « les relations domestiques elles-mêmes doivent prendre les caractéristiques des relations démocratiques, et que le ménage devrait prendre une forme qui est compatible avec la liberté de tous ses membres.

À mon avis, le problème n’est pas la dissolution de la fracture sphère privée / sphère publique. La vraie question est de savoir comment, maintenir et renforcer l’autonomie des deux royaumes, adopter des arrangements institutionnels tels qu’ils introduisent la démocratie au niveau des ménages et du domaine social en général (lieu de travail, établissement d’enseignement etc) et en même temps de renforcer les mécanismes institutionnels politiques et économiques de la démocratie. En effet, une démocratie véritable ne peut se concevoir que si le temps libre est également répartie entre tous les citoyens, et cette condition ne peut jamais être satisfaite tant que les conditions actuelles hiérarchiques dans le ménage, et le lieu de travail continuent par ailleurs. En outre, la démocratie dans le domaine social, en particulier dans le ménage, est impossible, sauf si de tels arrangements institutionnels sont mis en place et reconnaissent le ménage en tant que satisfacteur de besoins et intègrent les soins et services offerts dans ce cadre dans le régime général de la satisfaction des besoins.

Bien donc que personne ne conteste le fait que la famille joue un rôle crucial dans la socialisation de l’individu à un âge précoce, malgré tout, la discussion habituelle libertaire des années 1960 et 1970 sur l’opportunité d’abolir la famille pose la question dans des termes simpliste, sinon Manichéen. Il est aujourd’hui évident que la vie dans une famille est un choix individuel qui appartient strictement à la sphère privée. La question cruciale est donc de savoir comment les relations démocratiques sont créées au niveau des ménages ou du lieu d’enseignement pour soutenir et renforcer les institutions démocratiques créées au niveau de la société.

Enfin, venons-en à la démocratie écologique. La question ici est comment peut-on envisager un cadre institutionnel respectueux de l’environnement qui ne servirait de base à une idéologie de domination de la nature. De toute évidence, si nous voyons la démocratie comme un processus d’auto-institution sociale où il n’ya pas de code de la conduite humaine défini divinement ou « objectivement », il n’ya aucune garantie qu’une démocratie inclusive soit également écologique. Le remplacement de l’économie de marché par un nouveau cadre institutionnel de la démocratie inclusive ne constitue que la condition nécessaire pour une relation harmonieuse entre le monde naturel et social. La condition suffisante fait référence au niveau de conscience écologique des citoyens. Pourtant, le changement radical dans le paradigme social dominant qui suivra l’établissement d’une démocratie inclusive, combinée avec le rôle décisif que la paideia va jouer dans un cadre institutionnel respectueux de l’environnement, peut raisonnablement nous faire attendre un changement radical dans l’attitude humaine envers la nature. En d’autres termes, une problématique écologique démocratique ne peut pas aller au-delà des conditions institutionnelles qui offrent le meilleur espoir d’une meilleure relation de l’homme à la nature. Cependant, il ya de fortes raisons de penser que la relation entre une démocratie inclusive et la nature serait beaucoup plus harmonieuse que ce qui ne pourrait jamais être atteint dans une économie de marché, ou fondée sur l’étatisme socialiste, en tant que résultant des nouvelles structures et relations qui suivront la mise en place de la démocratie politique et économique dans le domaine social.

Les conditions ci-dessus pour la démocratie impliquent une nouvelle conception de la citoyenneté : économique, de la citoyenneté politique, sociale et culturelle, qui concerne de nouvelles structures relations politiques et économiques et, l’auto- gestion du lieu de travail, la démocratie dans le ménage et le lieu éducatif, ainsi que de nouvelles structures démocratiques de diffusion et de contrôle de l’information et de la culture (médias, art, etc) qui permettent à chaque membre du démos de participer au processus et en même temps, de développer son potentiel intellectuel et culturel. La conception de la citoyenneté adoptée ici, qui pourrait être appelé une conception démocratique, se fonde sur la définition ci-dessus de la démocratie inclusive et suppose une conception « participative » de la citoyenneté active, comme celui impliqué par l’œuvre de Hannah Arendt. Dans cette conception, « l’activité politique n’est pas un moyen pour une fin, mais une fin en soi, on ne se livrent pas à une action politique simplement pour promouvoir son bien-être, mais pour réaliser les principes inhérents à la vie politique, comme la liberté, l’égalité, la justice , la solidarité, le courage et l’excellence ». Il est donc évident que cette conception de la citoyenneté est qualitativement différente des conceptions libérales et social-démocrate qui adoptent une vision « instrumentaliste » de la citoyenneté, c’est à dire une vision qui implique que la citoyenneté donne aux citoyens certains droits qu’ils peuvent exercer en tant que moyen pour la finalité d’un bien-être individuel.

En conclusion, comme il a été indiqué ci-dessus, les conditions institutionnelles décrites ne sont que les conditions nécessaires pour la démocratie. La condition suffisante pour que la démocratie ne dégénère pas en une sorte de « DEMAGO-cratie », où les démos sont manipulés par une nouvelle race de politiciens professionnels, est fondamentalement déterminée par le niveau de conscience démocratique des citoyens qui, à son tour, est conditionnée par la Paideia. Par conséquent, il existe une interaction continue entre la paideia et la démocratie, les deux devraient être considérées en tant que processus dynamique plutôt que comme des constructions exclusivement statiques. Les conditions institutionnelles de la paideia au niveau social consolident le cadre institutionnel de la paideia, car elles fournissent l’espace public pour l’éducation des individus en tant que citoyens. En d’autres termes, ces conditions sont les conditions nécessaires pour une paideia autonome qui présuppose des individus autonomes (contrairement aux libertaires qui parlent d’une paideia morale au lieu d’une paideia autonome ). Dans le même temps, une paideia démocratique est la condition nécessaire à la reproduction de la démocratie elle-même afin qu’elle ne dégénère pas dans la pratique en un nouveau type d’oligarchie.

Les changements dans les valeurs comme une condition préalable et une conséquence de la Paideia

Une démocratie inclusive ne suppose pas simplement un ensemble de conditions institutionnelles qui sécurise l’autonomie sociale et individuelle. Elle suppose également un ensemble de valeurs qui soient compatibles avec l’organisation démocratique de la société. Par conséquent, le projet démocratique est incompatible avec l’irrationnel parce que, la démocratie, comme processus d’auto-institution sociale, implique une société qui est ouverte idéologiquement, à savoir, qui ne se fonde pas sur un système fermé de croyances, de dogmes ou d’idées. « La démocratie », comme le dit Castoriadis, « est le projet de briser la clôture au niveau collectif. » Dans une société démocratique, les dogmes et les systèmes fermés d’idées ne peuvent constituer des parties du paradigme social dominant, même si, bien sûr, les individus peuvent avoir les croyances qu’ils désirent, tant qu’ils se sont engagés à respecter le principe démocratique, à savoir le principe selon lequel la société est autonome, institutionnalisé en une démocratie inclusive.

Ainsi, le projet démocratique ne peut se fonder sur des « lois » ou sur des tendances divine, naturelle ou sociale, mais sur notre propre conscience et notre choix auto-réfléchi entre les deux principales traditions historiques : la tradition de l’hétéronomie qui a été historiquement dominante, et la tradition d’autonomie. Le choix de l’autonomie implique que l’institution de la société ne repose sur aucun type d’irrationalisme (la foi en Dieu, les croyances mystiques, etc), ainsi que sur aucune « vérités objectives » sur l’évolution sociale fondées sur des motifs sociaux ou des « lois » naturelles. Il en est ainsi parce que tout système de croyances religieuses ou mystiques (ainsi que tout système fermé d’idées), par définition, exclut la remise en cause de certaines croyances ou des idées fondamentales et, par conséquent, est incompatible avec le principe pour les citoyens de fixer leurs propres lois. En fait, le principe de « non-questionnement »de quelques convictions fondamentales est courant dans chaque religion ou ensemble de croyances métaphysiques et mystiques, du christianisme en place au taoïsme. Ceci est important si l’on prend notamment en compte le fait que l’influence des tendances irrationalistes d’aujourd’hui sur les courants libertaires s’est traduite par l’image ridicule de dizaines de communes libertaires organisés démocratiquement et inspiré par différentes sortes d’irrationalisme (un peu comme les sectes religieuses similaires dans le passé, par exemple, le mouvement chrétien cathare prôné par les défenseurs des libertés comme démocratique !). De l’autre côté les Anarchistes classiques comme Bakounine étaient explicites dans leur hostilité à l’égard des dogmes religieux ou autres :

L’éducation des enfants et leur développement doit être fondée entièrement sur le développement scientifique de la raison et non sur celui de la foi ; sur le développement de la dignité personnelle et l’indépendance, non pas sur la piété et l’obéissance ; sur le culte de la vérité et la justice à tout prix, et surtout, sur le respect de l’humanité, qui doit se substituer à tout culte divin... Toute éducation rationnelle n’est au fond que l’immolation progressive de l’autorité au profit de la liberté, le but final de l’éducation est nécessairement le développement des hommes libres baignés d’un sentiment de respect et d’amour pour la liberté des autres

L’élément fondamental de l’autonomie est la création de notre propre vérité, quelque chose que les individus sociaux ne peuvent réaliser que grâce à la démocratie directe, c’est le processus par lequel ils remettent en question en permanence toute institution, tradition, ou « vérité ». Dans une démocratie, il n’existe tout simplement pas de vérités données. La pratique de l’autonomie individuelle et sociale présuppose l’autonomie de la pensée, en d’autres termes, la constante remise en question des institutions et des vérités. La démocratie est donc perçue non seulement comme une structure pour institutionnaliser le partage égal du pouvoir, mais, aussi, comme un processus d’auto-institution sociale, dans le cadre duquel la politique est l’expression de l’autonomie à la fois social et individuel. Ainsi, comme une expression de l’autonomie sociale, la politique prend la forme d’une remise en cause des institutions existantes et peut les changer par une action collective délibérée. En outre, comme expression de l’autonomie individuelle, « la polis sécurise plus que la survie humaine. La Politique rend possible le développement de l’homme comme créature capable d’une réelle autonomie, de liberté et d’excellence », comme le souligne Cynthia Farrar se référant à la pensée du philosophe sophiste Protagoras. Par conséquent, une société démocratique sera une création sociale, qui ne peut être fondée que sur notre propre sélection consciente de ces formes d’organisation sociale qui sont propices à l’autonomie individuelle et sociale.

Il est clair que la Paideia démocratique a besoin d’un nouveau type de rationalisme, au-delà à la fois du type « objectiviste » dont nous avons hérité du rationalisme des Lumières et du relativisme généralisé du postmodernisme. Il nous faut un rationalisme démocratique, c’est à dire un rationalisme fondé sur la démocratie, comme une structure et un processus d’auto-institution sociale. Dans le cadre du rationalisme démocratique, la démocratie n’est pas justifiée par un appel aux tendances objectives à l’égard de l’évolution naturelle ou sociale, mais par un appel à la raison en termes de logon didonai, (rendre compte et raison), qui nie explicitement l’idée de toute « directionnalité » en ce qui concerne le changement social. C’est pourquoi, comme j’ai essayé de montrer ailleurs, que ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est de ne pas abandonner la science, sans parler de tout rationalisme, dans l’interprétation des phénomènes sociaux, mais de transcender le « rationalisme objectif » (à savoir le rationalisme qui se fonde sur les « lois objectives »de l’évolution naturelle ou sociale) et de développer un nouveau type de rationalisme démocratique.

Tout cela a des implications très importantes directement sur la technoscience et indirectement sur la Paideia. En ce qui concerne la techno-science, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs la techno-science moderne n’est ni "neutre" dans le sens où il s’agit simplement d’un "moyen" qui peut être utilisé pour la réalisation de quelque fin, ni autonome dans le sens où il est le seul ou le facteur le plus important qui détermine les structures sociales, les relations et les valeurs. Au lieu de cela, je soutiens que la technoscience est conditionnée par les rapports de force sous-tendus par l’ensemble spécifique des institutions sociales, politiques et économiques qui caractérisent l’économie de croissance et le paradigme social dominant. Ce qui est donc nécessaire, c’est la reconstitution à la fois de notre science et de notre technologie d’une manière qui mette au centre de chaque étape du processus, dans toutes les techniques simples, la personnalité humaine et ses besoins plutôt que, comme à présent, les valeurs et les besoins de ceux qui contrôlent le marché / économie de croissance. Cela suppose une nouvelle forme d’organisation socio-économique dans lequel les citoyens, en tant que producteurs et consommateurs, contrôlent efficacement les types de technologies adoptées, en exprimant l’intérêt général plutôt que, comme à l’heure actuelle, l’intérêt partiel. En d’autres termes, elle suppose d’abord, une démocratie politique, de sorte que le contrôle efficace du citoyen sur la recherche scientifique et l’innovation technologique puisse être établie, une démocratie économique, de sorte que l’intérêt économique général des Communautés confédérées, plutôt que les intérêts partiels des élites économiques, puisse être effectivement exprimé dans la recherche et le développement technologique, une démocratie écologique, afin que les répercussions environnementales de la science et de la technologie soient réellement pris en compte dans la recherche scientifique et le développement technologique, et le dernier, mais non le moindre, de la démocratie dans le domaine social, c’est à dire le partage égal dans le processus décisionnel - à l’usine, au bureau, dans le ménage, le laboratoire et ainsi de suite, de sorte que l’abolition des structures hiérarchiques dans la production, la recherche et le développement technologique assurerait non seulement le contenu démocratique de la science et de la technologie, mais également des procédures démocratiques dans le développement scientifique et technologique et le contrôle collectif des scientifiques et des technologues.

Il doit être clair, cependant, que la démocratisation de la science et de la technologie ne devrait pas être liée à une suppression utopique de la division du travail et de la spécialisation comme, par exemple, Thomas Simon qui suggère qu’une technologie qui soutient la démocratisation signifierait renoncer à des professionnels et des experts : « la mesure dans laquelle un professionnel/ expert n’est plus nécessaire, c’est en partie la mesure dans laquelle un processus est devenu démocratisé. Il s’agit de la mesure dans laquelle nous sommes en mesure de rendre le terrain professionnel à une assemblée délibérante. » Mais, même s’il est vrai que l’extrême spécialisation actuelle et la répartition des tâches a été rendue nécessaire par les besoins de« l’efficacité », qui sont imposées par les dynamique de l’économie de croissance, il existe malgré tout certaines limites précises sur le degré de réduction de la spécialisation qui est faisable et souhaitable, si nous ne voulons pas voir la ré-émergence de problèmes qui ont été résolus depuis longtemps (problèmes médicaux, des problèmes d’assainissement, etc.) La nature de la technologie qui sera adoptée par une société démocratique ne dépend pas seulement de la personne qui en est propriétaire, ou même qui la contrôle. Non seulement, comme l’histoire l’a montré, il est parfaitement possible que les « socialistes » bureaucrates puissent adopter des techniques qui sont aussi dommageables pour l’environnement et la vie (sinon plus) que celles adoptées par leurs homologues capitalistes, mais aussi la possibilité ne peut être exclue que les assemblées des citoyens puissent adopter des techniques similaires. Ainsi, la suppression de la propriété oligarchique et le contrôle de la technologie, qui se ferait dans une économie sans marché, sans argent, sans état et basée sur une démocratie inclusive, n’est que la condition institutionnelle nécessaire à une alternative favorable à la vie et des technologies pro-nature. La condition suffisante dépend, comme toujours, du système de valeurs qu’une société démocratique développe et du niveau de conscience de ses citoyens. On ne peut donc qu’espérer que le changement dans le cadre institutionnel ainsi qu’une paideia démocratique, jouerait un rôle crucial dans la formation de ce nouveau système de valeurs et de l’élévation du niveau de conscience.

En conclusion, une paideia démocratique doit promouvoir les valeurs cohérentes avec les nouvelles institutions démocratiques et en particulier les principes de l’autonomie et de la communauté à laquelle ils sont rattachés. Ainsi, à partir du principe fondamental de l’autonomie on peut tirer un ensemble de valeurs morales concernant l’équité et la démocratie, le respect de la personnalité de tous les citoyens (sans distinction de sexe, de race, d’identité ethnique, etc) et bien sûr respecter la vie humaine elle-même qui, comme le dit Castoriadis, "doit être posé comme un absolu parce que l’injonction d’autonomie est catégorique, et il n’y a pas d’autonomie sans vie. » Aussi, sur le même principe fondamental d’autonomie, on peut dériver des valeurs liées à la protection de la qualité de vie de chaque citoyen - ce qui impliquerait une relation d’harmonie avec la nature et la nécessité de réintégrer la société avec la nature. De même, sur le principe fondamental de la communauté, nous pouvons tirer un ensemble de valeurs impliquant non seulement l’équité, mais aussi la solidarité et l’entraide, l’altruisme / auto-sacrifice (au-delà du souci de la parenté et de la réciprocité), la bienveillance et le partage.

Conditions institutionnelles au niveau éducatif

Comme donc la discussion sur les conditions institutionnelles pour la Paideia au niveau de la société l’a, espérons le, dit clairement, la mise en place d’une paideia démocratique est impossible dans le système actuel d’économie de marché capitaliste et de « démocratie » représentative. La question cruciale suivante est de savoir comment nous voyons les établissements d’enseignement de l’avenir et la nature de l’éducation en général.

La Paideia dans une société démocratique est considérée comme un moyen de parvenir à une répartition équitable du pouvoir, plutôt que, comme actuellement, et dans toute société hétéronome, comme un moyen de maintenir et de reproduire la concentration du pouvoir entre les mains de groupes sociaux privilégiés. Si la paideia est considérée comme un moyen de parvenir à une répartition égale des pouvoirs, elle complète les institutions de la démocratie politique et économique, qui visent respectivement à une répartition égale du pouvoir politique et économique, de sorte qu’une société véritablement sans classes puisse être atteinte.

Comme je l’ai mentionné dans la première section, la Paideia, dans une société démocratique devrait jouer le double rôle de l’enseignement civique et de la formation personnelle. Les formes concrètes que la Paideia démocratique aura est bien sûr une question à décider par les assemblées démocratiques de l’avenir et tout ce qu’on peut faire, c’est décrire certaines des propositions qui, à notre avis, permettraient de mieux mettre en œuvre ces deux objectifs fondamentaux. Toutefois, ces deux objectifs fondamentaux sur le rôle de la paideia dans une société démocratique, ont des conséquences précises sur la nature, le contenu et la méthodologie du processus d’éducation, qui sont utiles pour formuler des propositions concrètes sur la question. Sur la base de ces objectifs, les points suivants devraient être les caractéristiques de base d’une paideia démocratique :

  • Des espaces publics dans l’Éducation. Le processus d’enseignement devrait créer de nouveaux espaces publics dans lesquels les étudiants (qui, jusqu’à un certain âge de maturité devant être décidé par des assemblées démotique ne seront pas en mesure d’être membres de celles-ci) pourront éprouver et vivre la démocratie dans le fonctionnement du processus éducatif, dans la mesure où il les affecte. Cela impliquera des assemblées d’études pour chaque domaine d’études (connaissances générales et domaines spécifiques d’études / de formation), sous la direction générale des assemblées démotique. Les élèves de ces assemblées décideront collectivement, sur une base d’égalité avec leurs éducateurs, le programme d’études, le lieu ou le type d’éducation / formation et ainsi de suite.

  • Une éducation gratuite, généralisée et intégrale pour la vie. Cela signifie que le processus d’éducation pour tous les enfants commence à un âge précoce (à décider individuellement dans une tranche d’âge raisonnable) et se poursuit pendant la vie. En outre, c’est un processus qui ne fait pas de distinction de principe entre le travail intellectuel et manuel qui jouissent d’un statut social égal. Ceci ne devrait cependant pas empêcher un citoyen de concentrer sa formation dans un domaine particulier du travail intellectuel ou manuel à un certain moment dans sa vie, bien que tous les citoyens devraient être en mesure de faire les deux types de travail, afin qu’ils puissent efficacement participer à l’effort collectif pour répondre aux besoins fondamentaux de la communauté. L’objectif sera donc d’offrir aux citoyens les connaissances requises pour comprendre le monde, ainsi que les outils nécessaires pour mener toute activité qu’ils choisissent de faire pour couvrir leurs besoins de base ou pas.

  • Autonomie individuelle et sociale. Les méthodes pédagogiques utilisées et le contenu de l’éducation lui-même devraient viser à promouvoir la liberté au sens de l’autonomie individuelle et sociale, tant dans la pratique pédagogique quotidienne que dans les savoirs transmis aux élèves. Les premiers devraient impliquer des relations non hiérarchiques dans l’enseignement (voir ci-dessous), alors que celui-ci devrait impliquer un effort systématique pour créer de libres esprits auto-réfléxifs qui voudraient rejeter tout dogme et tout systèmes fermés de pensée et en particulier toute systèmes de croyances irrationnelles, c.à d. systèmes dont le noyau de croyances ne sont pas obtenues par des méthodes rationnelles (raison et / ou appel à des « faits »), mais par l’intuition, l’instinct, les sentiments, l’expérience mystique, etc révélation dans ce sens, l’éducation est considérée comme le principal moyen d’encourager la croissance de la personne créative et autonome.

  • des relations non hiérarchiques. La Paideia est un processus à double tranchant dans lequel les élèves apprennent de la part des éducateurs et vice versa. Les éducateurs ne bénéficient d’aucun statut hiérarchique du fait de leur position et, par conséquent, leur autorité sur les étudiants est fondée sur les différences temporaires dans la connaissance. Dans la paideia démocratique qui caractérise une société autonome, l’égalité dans la répartition du pouvoir instituée au niveau des règles de la société chasse toute autorité hiérarchique, de même, le seul type de discipline qui existe est l’auto-discipline créé par la liberté et l’activité eux-mêmes, qui, à leur tour, renforcent la spontanéité créatrice de l’individu. Ceci est en contraste avec la paideia hiérarchique qui caractérise toute société hétéronome où l’autorité de l’éducateur est basée sur les relations de pouvoir et est imposée par la discipline de coercition qui ne reconnaît pas le droit et la capacité à la dissidence. Une conséquence de la nature non hiérarchique de la paideia démocratique est que les grades, diplômes et les titres n’ont pas leur place en elle, car ils cultivent simplement la concurrence et créent de nouvelles hiérarchies entre les lauréats. L’« autorité » de la personne dans son activité est attestée par ses connaissances et son expérience plutôt que par des grades et des diplômes.

  • L’équilibre entre la science et la sensibilité esthétique. Les élèves devraient être encouragés dans tous les domaines d’étude et en particulier dans le domaine des connaissances générales à apprécier toutes les formes d’art et à être activement impliqués dans la pratique de l’art créatif pour qu’un équilibre significatif puisse être atteint entre la connaissance scientifique et pratique, d’une part et la sensibilité esthétique / créativité, de l’autre, ce sera une étape cruciale dans le développement de la personnalité équilibrée.

La question cruciale finale renvoie à la forme que la Paideia va prendre et en particulier si elle va prendre la forme de l’enseignement formel dans les établissements d’enseignement désignés spécifiquement comme aujourd’hui ou au contraire si elle prendra la forme de la « dé-scolarisation », comme de nombreux libertaires de la tendances individualistes au sein du mouvement anarchiste le suggére. Il convient de souligner d’emblée que les marxistes et les anarchistes classiques comme Bakounine ne rejettent pas l’enseignement, mais ont adopté le point de vue que l’école « socialiste » est impossible dans le système capitaliste. L a résolution adoptée par la Première Internationale en son Congrès de Bruxelles en 1867 affirme explicitement la nécessité de l’organisation de la « scolarisation » des travailleurs :

Reconnaissant que, pour le moment il est impossible d’organiser un système rationnel d’éducation, le Congrès demande instamment à ses différentes sections d’organiser des cours et de l’étude qui devraient suivre un programme d’enseignement scientifique, professionnel et industriel, c’est un programme d’enseignement intégré, Afin de remédier autant que possible au manque actuel d’éducation parmi les travailleurs. Il est bien entendu que la réduction du temps de travail doit être considérée comme une condition préliminaire indispensable.

Bien que le système d’éducation massive de l’Etat, qui a été organisée partout au cours de la modernité, soi-disant dispensait un enseignement à tous comme nous l’avons vu dans la deuxième section de ce document, le type d’enseignement dispensé avait des objectifs très différents des buts de l’éducation socialiste, ou de la paideia démocratique discuté ci-dessus. En fait, nous appelons la forme actuelle de l’éducation « Miseducation »pour la distinguer de l’éducation émancipatrice et de la Paideia. Toutefois, le type autoritaire de l’éducation qui s’est développé particulièrement durant la phase étatique de la modernité à la fois dans l’Est et l’Ouest a donné lieu à la contre-culture des années 1960 et une attaque contre non seulement le contenu mais aussi la forme de l’éducation.cette scolarité Autoritaire effectuée par des enseignants professionnels, en utilisant les programmes fixes déterminés "par le haut » plutôt que par un processus de prise de décision démocratique, était notamment un des objectifs de cette attaque. Les idées de Paul Goodman sur l’éducation libertaire et la thèse de déscolarisation notamment d’Ivan Illich ont été particulièrement influent et il semble qu’ils inspirent encore le « style de vie’ anarchiste aujourd’hui.

Ainsi, Matt Hern souligne que « ce qui est nécessaire est un vaste tissu non systématique organisé sous d’innombrables sortes de places pour que les enfants y passent leur temps » au motif que « la scolarité obligatoire est une culture qui réifie le contrôle et la surveillance centralisées de notre vie quotidienne ». Toutefois, cette déclaration montre clairement que l’auteur, jetant le bébé avec l’eau du bain, confond contrôle et organisation de l’éducation (qui bien sûr ne doit pas être centralisée) avec l’éducation elle-même. Ensuite, il confond le contenu avec la forme de la scolarité quand il affirme, par exemple, que « les écoles sont des institutions avec leurs propres idéologies particulières et des approches pédagogiques, et elles sont consacrées à enseigner ou diffuser un certain ensemble de valeurs, croyances et pratiques sur leurs clients. » Pourtant, comme j’ai essayé de le montrer, dans un système démocratique de l’éducation, les valeurs enseignées pourraient être décidées démocratiquement plutôt que par les élites comme aujourd’hui. En outre, la tendance individualiste, qui s’exprime dans l’article (une tendance qui semble aujourd’hui être en position dominante parmi les ’anarchistes’-une illustration claire de la dégradation de ce mouvement) est évidente dans la déclaration suivante par le même auteur :

L’argument en faveur de la déscolarisation que je veux faire ici suppose que chaque individu est mieux à même de définir ses propres intérêts, besoins et désirs. Les Écoles et l’éducation supposent que les enfants doivent apprendre ce qui est bon, il est important de comprendre que je refuse d’accepter cela. Les Enfants n’ont pas besoin d’être enseignés. ... la déscolarisation ne suggère pas seulement l’abandon de la scolarité, mais de l’éducation aussi, en faveur d’une culture de l’autonomie, de l’auto-apprentissage, et d’établissements d’enseignement volontaire, et non coercitive

Ainsi, selon ce passage, « chaque individu » est mieux à même de définir le contenu et la forme de l’éducation conformément à ses propres intérêts, besoins et désirs. De toute évidence, il n’y a pas de société dans ce régime, comme le gourou du néolibéralisme Mme Thatcher, l’a déclaré vingt ans plus tôt ! Il n’y a pas des individus sociaux, mais des individus simplement autonomes de type Robinson Crusöe - l’exemple typique utilisé par les économistes néoclassiques orthodoxes pour justifier le système de marché. Enfin, l’auteur, dans une confusion évidente de ce que signifie une démocratie directe, souligne que l’ordre du jour d’une démocratie directe doit s’accompagner d’une renonciation expresse de la mentalité sous le contrôle d’autrui de la scolarité obligatoire parce que :

Si nous voulons et espérons que nos enfants grandissent pour être des créatures responsables capables de diriger leur propre vie, nous devons leur donner la pratique de la prise de décisions. Permettre à l’autorité de toujours déposséder nos enfants des décisions fondamentales sur l’endroit et la façon de jouer c’est mettre nos enfants dans la dépendance et l’incompétence à une large échelle. Si nous voulons vraiment lutter contre l’effet de la désactivation de l’école, c’est bien notre sort. Une véritable démocratie, une société de personnes et de collectivités autonomes, doit commencer par laisser les enfants et les adultes se former, contrôler leur propre destin sans manipulation autoritaire.

Il est clair que la démocratie directe est déformée ici pour signifier prise de décision individuelle plutôt que collective par les assemblées des éducateurs et des stagiaires. La distorsion tentée ici est encore plus évidente quand il est clair que l’auteur confond aussi la forme et le contenu de l’apprentissage avec l’apprentissage lui-même, comme par exemple quand il déclare que « l’apprentissage, c’est comme respirer. C’est une activité naturelle de l’homme : elle fait partie de l’être vivant ... Notre capacité à apprendre, comme notre capacité à respirer, ne doit pas être altéré. Il est totalement absurde, pour ne pas direr profondément insultant de dire que les gens doivent apprendre à apprendre ou comment penser ». Cependant, bien que personne ne peut nier que l’apprentissage est une capacité naturelle cela ne signifie pas qu’un dentiste, un pilote ou un pianiste n’ont pas à apprendre à apprendre (c’est à dire disposer d’un programme d’études) en art dentaire, de vol ou de jouer du piano ! La question est donc qui détermine le curriculum, c’est à dire le programme d’études, et cette décision ne peut clairement ni être laissée à l’étudiant individuel, ce que proposent les partisans libertaires de la déscolarisation, ni bien sûr aux élites, comme c’est le cas aujourd’hui, mais aux assemblées démocratiques des éducateurs et des élèves / étudiants.

Ainsi, compte tenu des objectifs fondamentaux de la paideia démocratique et leurs implications que nous avons considéré ci-dessus et compte tenu des objections à la thèse de la déscolarisation, dans la mesure où elle rejette l’idée même d’un programme, comment pouvons-nous voir les « institutions de l’éducation »d’une société démocratique ? À mon avis, le meilleur moyen de sortir de la més éducation actuelle strictement structurée, qui vise à produire des gens de carrière qui ont intériorisé les valeurs de la société hétéronome, est la création de « groupes d’éducation » comme les unités de base dans lequel le processus de l’éducation aura place. Je propose trois catégories de tels groupes que j’appellerai groupes « primaires », « secondaire »et« tertiaire » même si, comme nous allons le voir, sous des noms similaires leur relation aux trois classes actuelles de l’enseignement est presque nulle.

Les groupes d’éducation « primaire » comprennent des élèves d’un âge précoce (à être déterminé par les assemblées démotiques, par exemple 6-15) et les éducateurs. Chaque enfant de cet âge doit adhérer à l’un de ces groupes, car cela représente la seule étape obligatoire dans le processus éducatif. La raison de cet élément obligatoire est que, compte tenu des connaissances accumulées au 21 e siècle, un minimum de connaissances est nécessaire pour tous les citoyens afin de pouvoir participer à la production de la « base » des biens et services (ceux portant sur les besoins de base) qui assurent la survie de leurs communautés autonomes et d’eux-mêmes. Par conséquent, l’objectif fondamental de l’enseignement des groupes d’enseignement primaire est de fournir le minimum de connaissances nécessaires à cet effet, qui comprend les compétences industrielles, si les assemblées du groupe en décident ainsi, ainsi bien sûr que les connaissances générales et la sensibilité esthétique, que nous avons décrit ci-dessus. En outre, les connaissances fournies par ces groupes d’enseignement primaire, devraient fournir suffisamment d’expérience pour assister aux groupes secondaires ou tertiaires. Le programme, tel que mentionné ci-dessus, serait décidé par chaque groupe d’éducation démocratique. Les « Éducateurs » consisteraient non seulement en éducateurs formés, mais aussi en citoyens impliqués dans toutes sortes d’activités qui pourraient offrir leurs connaissances et leur expérience. Il n’y aurait pas d’horaires fixes ni des « écoles » spécifiquement conçues car l’éducation se tiendra dans les domaines de l’activité réelle, reliant les savoirs et l’apprentissage des processus de la vie réelle. Pourtant, des bâtiments publics spécialement conçus et munis de divers équipements seraient disponibles pour ces groupes d’éducation pour les réunions de leur Assemblée, dans laquelle le programme d’études, la planification de leurs activités, la mise en œuvre de leurs programmes d’études, etc serait déterminés. Par conséquent, une grande partie de l’activité du groupe aura lieu dans les laboratoires, les centres scientifiques, les usines, les fermes, bureaux, commerces, ainsi que dans les musées, bibliothèques, théâtres, cinémas, etc Les élèves, qui ne serait pas en mesure au cours de cette étape d’éducation de participer à la production des biens et services de base nécessaires à la survie de la communauté, se verraient affectés des "bons fondamentaux", exactement de la même manière que n’importe quel autre citoyen, pour la satisfaction de leurs besoins de base et, au-dessus d’eux, tous « bons non-fondamentaux » qui leur seront alloués par l’Assemblée confédérale sur la base des ressources disponibles à la démocratie confédérale.

Les citoyens qui ont terminé d’assister aux groupes primaires et ne souhaitent pas se joindre à un groupe spécialisé tertiaire mais qui veulent étendre leurs connaissances dans des domaines particuliers, ou tout simplement mettre à jour leurs connaissances générales acquises lors des groupes primaires, peuvent le faire soit sur une base individuelle par le biais de programmes d’« éducation ouverte » offerts par la télévision, l’Internet etc, soit collectivement, en se joignant volontairement à des groupes d’éducation « secondaire », ce qui pourrait être fait à n’importe quel âge. Ces groupes se distinguent des groupes « tertiaire » sur la base du degré de spécialisation requis. Contrairement aux groupes « tertiaire » qui visent à une éducation clairement spécialisée, les groupes secondaires visent à offrir une éducation semi-spécialisée, au-delà du niveau prévu dans les groupes primaires. Les citoyens présents dans les groupes secondaires ont droit à leurs bons fondamentaux et non fondamentaux comme tout autre citoyen, en fonction respectivement des besoins et du travail offert à la communauté, ce qui implique que les étudiants qui fréquentent ces groupes devraient encore contribuer à la collectivité pour un minimum d’heures de travail de « base » nécessaires pour couvrir leurs besoins essentiels. En ce qui concerne les éducateurs, les établissements d’enseignement, les programmes etc. des dispositions similaires à celles proposées pour les groupes primaires pourraient être adoptés par ces groupes.

Enfin, les groupes éducatifs « tertiaire » visent à offrir les connaissances spécialisées requises dans des domaines d’activité qui nécessitent un degré élevé de spécialisation (par exemple la médecine, l’ingénierie, la physique, l’éducation, etc). La participation à ces groupes est également volontaire et ne peut avoir lieu à tout âge c’est à dire qu’après avoir assisté à des groupes d’enseignement primaire. Les éducateurs dans les groupes tertiaires sont spécialisés dans un domaine particulier du savoir et constituent les seuls « enseignants », au sens de professionnels, au sein du système démocratique de la paideia. Toutefois, compte tenu des exigences de temps pour assister aux groupes de l’enseignement tertiaire, les étudiants sont exemptés de travail en commun dans la production de biens et services essentiels, mais ils ont droit, comme les élèves dans les groupes primaires, aux mêmes bons de base et non fondamentaux. De toute évidence, compte tenu de la charge pesant sur les ressources communes que l’éducation spécialisée implique, l’allocation de temps accordé par la communauté pour assister à ces groupes devrait être fixé dans une fourchette raisonnable et déterminé par les décisions des assemblées d’enseignants et d’étudiants dans chaque domaine d’étude et par les ressources disponibles. De même, le programme est déterminé par les mêmes assemblées dans lesquelles, toutefois, le vote des éducateurs, étant donné les connaissances spécialisées nécessaires à cet effet, auront un poids accru. Enfin, les lieux de l’éducation seront forcément déterminés par les besoins de chaque domaine d’étude. L’enseignement dispensé au sein des groupes tertiaires, donc effectivement, compte tenu de leurs besoins spécifiques, sera la seule éducation « structurée » dans un système démocratique de la paideia.

Le système proposé pourrait éviter à la fois le Scylla de l’éducation étatique, qui caractérise les sociétés modernes capitalistes et socialistes (en particulier le second), avec tous ses autoritarisme et la répression de l’individu, ainsi que le Charybde de l’éducation individualiste comme celle proposée par les défenseurs des libertés de la tendance individualiste (Illich, Spring, Hern et al) selon lesquels (comme Illich le souligne), le problème le plus pressant du monde moderne est de changer le style des institutions et de la technologie afin qu’ils travaillent pour le bénéfice de l’individu . Au lieu de cela, une paideia démocratique doit travailler dans l’intérêt tant de la collectivité que de l’individu. Un paideia démocratique n’est donc ni la mes éducation actuelle et la scolarisation, ni l’affaire individualiste d’un « anything goes » proposée par certains « libertaires » visant à maximiser l’autonomie individuelle. Une paideia démocratique ne peut signifier que l’acquisition de connaissances et la capacité de maximiser l’autonomie individuelle et sociale, comme moyen de libération individuelle et sociale.

4. L’éducation émancipatrice comme passage de l’éducation de la modernité à une Paideia démocratique

La dernière question cruciale se réfère à ce que Castoriadis appelle « l’énigme de la politique » à savoir comment dans une société hétéronome et une éducation hétéronome on peut créer des institutions autonomes et l’infrastructure de la paideia, ou ce que j’appellerais les conditions d’une éducation émancipatrice à savoir les conditions pour la transition de la meséducation moderne présente à une paideia démocratique. Cela impliquerait la rupture du processus de socialisation à grande échelle telle que les minorités d’activistes qui ont réussi à intérioriser les valeurs d’une société alternative démocratique serait rejoint par la majorité. Le problème a engagé par le passé la gauche radicale et est toujours, bien entendu non résolu. Je voudrais classer les parties prenantes essentielles sur ce point comme suit. Tout d’abord, il ya ceux qui en effet ne propose pas des stratégies de transition parce qu’ils croient que ce n’est qu’après un changement révolutionnaire dans la société qu’il serait possible d’introduire une paideia. Deuxièmement, il ya ceux qui proposent une transition par divers dispositifs de l’éducation libertaire et, enfin, il y a l’approche de la Démocratie Inclusive, qui propose de relier l’éducation émancipatrice à la stratégie de transition politique et la mise en place de l’émancipation des établissements d’enseignement en tant que partie intégrante des institutions politiques et économiques créés au cours de la transition.

La thèse de la « Paideia après la révolution »

La position classique de la gauche radicale en la matière a été de rejeter la possibilité d’une paideia dans le système actuel de l’économie de marché capitaliste et de la « démocratie » représentative. La situation est parfaitement résumée par Bakounine, mais est soulignée aussi par d’autres auteurs marxistes et anarchistes du passé et explicitement ou implicitement répétée par les radicaux contemporains comme Bookchin, Castoriadis et al. Ainsi, Bakounine fait un lien explicite entre l’avènement d’une éducation socialiste et la transformation socialiste de la société :

L’éducation publique, non pas fictive mais réelle, ne peut exister que dans une société véritablement égalitaire ... la morale socialiste est totalement contraire à la morale actuelle, les enseignants qui sont nécessairement plus ou moins dominés par cette dernière, agiront en présence d’élèves d’une manière tout à fait contraire à ce qu’ils prêchent. Par conséquent, l’éducation socialiste est impossible dans les écoles existantes ainsi que dans les familles d’aujourd’hui. Mais l’éducation intégrale est également impossible dans les conditions actuelles. Les bourgeois n’ont pas la moindre envie que leurs enfants doivent devenir des travailleurs, et les travailleurs sont privés des moyens nécessaires pour donner à leur progéniture une éducation scientifique ... Il est évident que cette importante question de l’enseignement et de l’éducation de la population dépend de la solution du problème beaucoup plus difficile de la réorganisation radicale des conditions économiques actuelles des masses laborieuses

Le même auteur donne peut-être la meilleure réponse à de nombreux anarchistes contemporains qui prônent différents régimes d’écoles libres et de contrats comme un moyen de créer les conditions d’une paideia « libertaire » :

Si il était même possible de trouver dans l’environnement existant des écoles qui donneraient aux élèves un enseignement et une éducation aussi parfaits que nous pouvons l’imaginer, ces écoles réussiraient-elles à développer des hommes justes, libres et moraux ? Non, elles ne leferaient pas, car à la sortie de l’école les diplômés se trouveraient dans un environnement social régi par des principes tout à fait contraire, et puisque la société est toujours plus forte que les individus, elle viendrait bientôt à les dominer, et à les démoraliser.

De même, Castoriadis, pour ne citer que l’un des écrivains contemporains radicaux qui ont explicitement abordé la question de la paideia, souligne que :

Seule l’éducation (paideia) des citoyens en tant que citoyens peut donner de la valeur, du contenu de fond à l ’« espace public ». Cette paideia n’est pas principalement une question de livres et de crédits académiques. Tout d’abord, il s’agit de prendre conscience que la polis est aussi soi-même, et que son sort dépend aussi de l’esprit, du comportement et des décisions ; en d’autres termes, c’est la participation à la vie politique.

Comme la participation à la vie politique pour Castoriadis n’a rien à voir avec la « démocratie » représentative libérale d’aujourd’hui, qu’il appelle justement « oligarchie » libérale, il est évident que Castoriadis voit aussi comme non-réalisable la création d’institutions de la paideia sous le système présent.

L’éducation libertaire comme une “stratégie” de transition

Ensuite, on peut se référer à diverses propositions, généralement par des partisans de la tendance individualiste au sein du mouvement anarchiste, les « anarchistes style de vie » et les partisans de « l’anarchie en action », qui adoptent différents régimes d ’« éducation libertaire » dans le cadre existant de l’économie de marché et de la « démocratie » représentative. L’élément commun à toutes ces propositions est qu’elles ne sont pas proposées en tant que partie intégrante du programme d’un mouvement antisystémique. En fait, la plupart sinon la totalité de ces propositions, implicitement ou parfois explicitement, rejettent toute idée d’action au sein d’un mouvement politique pour renverser le système actuel et décrivent à la place différents régimes pour maximiser l’autonomie individuelle dans l’éducation, comme une sorte de changement de vie désiré plutôt que comme moyen de créer la conscience d’un changement systémique. Pas étonnant que ces propositions ne lient pas les modifications institutionnelles proposées au niveau « micro » de l’éducation avec les changements institutionnels requis au niveau « macro » social. En ce sens, on peut classer ces propositions dansce que Murray Bookchin a justement appelé « l’anarchisme style de vie », qui pourrait facilement être considéré comme une sorte de réformisme libertaire, étant donné que la plupart sinon tous les changements proposés pourraient facilement être intégrées dans le système actuel - comme ils l’ont en fait été, chaque fois qu’ils sont mis en œuvre.

Tel que Joel Spring, l’auteur de A primer of Libertarian Education et partisan de la tendance individualiste au sein du mouvement anarchiste, décrit le mouvement des écoles libres qui ont fleuri dans les années 1950 et 1960, il s’agissait d’une tentative d’établir un environnement propice à l’auto-développement dans un monde qui a été jugé trop structurée et rationalisée, avec des précurseurs (entre autres) du mouvement « terrain de jeu libre » dans les années 1940. Il a été vu « comme l’expression d’une préoccupation libertaire de remodeler le monde afin que les gens puissent le contrôle et l’utiliser pour leurs propres fins », ou même comme« une oasis hors du contrôle autoritaire et comme un moyen de transmettre les connaissances nécessaires pour être libre », avec l’objectif général de fournir un environnement libre et non structuré. Comme le souligne le même auteur, le libertaire Américain Paul Goodman était l’un des porte-parole important pour le mouvement des écoles libres, qui préconise la décentralisation des grands et lourds systèmes d’école et la création d’écoles à petite échelle. De toute évidence, la mise en place d’ « écoles libres » n’ont rien à voir avec tout mouvement politique antisystémique ou stratégie de transition, mais simplement visent à fournir une sorte d’éducation libertaire (sans doute pour parents hippies des classes moyennes qui ne pouvaient s’offrir le luxe de payer les frais ). On signale que la plupart des enfants qui ont participé à des « écoles libres » sont désormais passés des ex-hippies aux yuppies qui fleurissent dans la « nouvelle économie » néolibérale !

Ivan Illich dans la fin des années 1960 a été un peu plus loin et a rejeté le « mouvement de l’école libre » afin de promouvoir sa thèse de « déscolarisation ». Mais, Illich, autant que je sache, n’a jamais contesté le système même de l’économie de marché capitaliste et de la « démocratie » représentative qui sont les fondements du système actuel. Sa « révolution » était fondamentalement contre la bureaucratie et la technocratie avec un accent particulier sur la culture industrielle (comme le font aujourd’hui les deep écologistes) plutôt que contre le système lui-même. Il n’est donc pas surprenant qu’il voit la suppression du droit au secret d’entreprise comme « un objectif politique beaucoup plus radicale que la demande traditionnelle de la propriété ou du contrôle public des outils de production » et qu’il se prononce en faveur d’une « économie de subsistance »dont la faisabilité, comme il le souligne,« dépend principalement de la capacité d’une société de se mettre d’accord sur les restrictions fondamentales, auto-choisies, antibureaucratiques et anti-technocratiques ». La conclusion inévitable est que « l’économie de subsistance » et une « société déscolarisées » pourrait également se développer dans le système actuel tant que la culture appropriée a été créé !

Puis, dans les années 1970, le courant libertaire « anarchie en action » inspiré par Colin Ward fait des propositions similaires pour la maximisation de l’autonomie individuelle en ce qui concerne l’éducation, à travers un système de coupons. Selon ce schéma, chaque citoyen à la naissance reçoit un compte réel ou fictif de bons ou de coupons (représentant sa part du budget de l’éducation nationale) qui donnent droit à tant d’unités d’enseignement qui peuvent être achetés en tout temps dans sa vie. Ward a fait valoir qu’un tel système permettrait aux libertaires d’exploiter le système existant dans le but de fournir de « véritables » solutions de rechange. Toutefois, un tel régime, en fait n’« exploite » pas le système actuel, mais pourrait plutôt être utilisé par celui-ci non seulement à marginaliser et à intégrer les écoles « alternatives » au sein d’un soi-disant « système d’éducation pluraliste », mais aussi à reproduire et renforcer les vastes inégalités que le système crée. Il est évident que ceux qui viennent de l’élite des groupes sociaux auront un avantage comparatif évident à l’école / collège et en fin de vie par rapport à ceux provenant de groupes sociaux non-privilégiés, en dépit du fait qu’ils ont participé aux mêmes institutions d’éducation -l’expérience de la social-démocratie est éclairante. Plus important encore est le fait que le système de chèques par lui-même ne fait rien du tout pour créer une conscience antisystémiques chez les élèves / étudiants, mais en fait, cultive la mythologie libéral / néo-libérale d’une véritable « liberté de choix » que le système du marché crée prétendument, qui, (avec l’approbation libertaire !) devrait ainsi s’étendre à l’éducation. Colin Ward lui-même a souligné que son système de coupons serait "un appel à ceux qui voudraient voir une véritable liberté de choix avec des conditions de concurrence égales entre les genres radicalement différente de l’apprentissage, et qui veulent voir l’éducation mieux répondre aux besoins exprimés par les étudiants ". Pas étonnant que même des néolibéraux et sociaux-libéraux aient proposé des systèmes de bons similaires dans la modernité néolibérale ! Le système de coupons est donc un autre régime pour maximiser l’autonomie individuelle, plutôt que sociale, ce qui pourrait facilement se retrouver avec une amélioration réformiste du système.

Dans ce contexte, les récentes propositions de Matt Hern peuvent être considérées comme la « synthèse dialectique » des opinions exprimées par les partisans de « l’éducation libertaire comme une stratégie de transition », quelque chose qui, en fait, pour les raisons évoquées, ne constitue pas une stratégie, ni une transition pour une société libertaire.

La stratégie ID pour le passage à la Paideia

La stratégie ID pour le passage de la méséducation moderne présente à une paideia démocratique est une partie intégrante de la stratégie de transition ID à une démocratie inclusive, telle que décrite dans le Vol. 8, n ° 1 de D & N. En bref, la stratégie ID comprend la construction d’un mouvement politique programmatique de masse, comme le vieux mouvement socialiste, avec un objectif sans honte universaliste de changer la société ainsi que de véritables principes démocratiques, à commencer ici et maintenant. Par conséquent, un tel mouvement devrait explicitement viser à un changement systémique, ainsi qu’à un changement parallèle dans nos systèmes de valeurs. Cette stratégie entraînerait l’implication progressive d’un nombre croissant de personnes dans un nouveau genre de politique et le transfert parallèle de ressources économiques (travail, capital, terre) de l’économie de marché. Le but d’une telle stratégie devrait être de créer des changements dans le cadre institutionnel, ainsi que dans les systèmes de valeurs, qui, après une période de tension entre les nouvelles institutions et l’État, pourrait, à un certain stade, remplacer l’économie de marché, la « démocratie » représentative, et le paradigme social qui les « justifie », par respectivement une démocratie inclusive et un nouveau paradigme démocratique.

Le raisonnement derrière cette stratégie est que, comme le changement systémique exige une rupture avec le passé, qui étend à la fois le cadre institutionnel et le niveau culturel, une telle rupture n’est possible que par le développement d’une nouvelle organisation politique et un nouveau programme politique complet pour un changement systémique qui permettra de créer une conscience claire anti-systémique à une échelle massive. Ceci est en contraste avec la stratégie étatiste socialiste, qui se termine par la création d’une conscience claire anti-systémique que par rapport à une avant-garde, ou avec les activités liées au « style de vie » qui, si elles créent une conscience antisystémique chez tous, est limitée à quelques membres de diverses "groupuscules libertaires ". Toutefois, la création d’une nouvelle culture, qui doit devenir hégémonique avant la transition vers une démocratie inclusive ne soit effectuée, n’est possible que par la construction en parallèle de nouvelles institutions politiques et économiques à une échelle sociale significative. En d’autres termes, ce n’est que par l’action pour bâtir des institutions telles qu’un mouvement politique de masse, avec une conscience démocratique pourrait être construit. Une telle stratégie crée les conditions pour la transition, à la fois « subjectives », en termes d’aider au développement d’une nouvelle conscience démocratique, et « objectives », en termes de création des nouvelles institutions qui formeront la base d’une démocratie inclusive. Dans le même temps, la mise en place de ces nouvelles institutions aidera de manière cruciale ici et maintenant les victimes de la concentration du pouvoir qui est associé avec le cadre institutionnel actuel, et en particulier les victimes de la mondialisation néolibérale, pour faire face aux problèmes créés par elle.

Par conséquent, l’objectif d’une stratégie ID est la création, par le bas, de « bases populaires du pouvoir politique et économique », qui est, l’établissement de démocraties locales inclusives, qui, à un stade ultérieur, donnera lieu à la Confédération en vue de créer les conditions pour l’établissement d’une nouvelle démocratie inclusive confédérale. Un élément crucial de la stratégie ID est que les institutions politiques et économiques de la démocratie inclusive commencent à être mises en place immédiatement après qu’un nombre important de personnes dans un domaine particulier ont formé une base pour « la démocratie en action » - de préférence, mais pas exclusivement à une échelle sociale significative, qui est la garantie de gagner les élections locales en vertu d’un programme ID. C’est parce que les démos sont l’unité fondamentale sociale et économique d’une société de l’avenir démocratique que nous devons commencer à partir du niveau local pour changer la société. Par conséquent, la participation aux élections locales est un élément important de la stratégie de gain de puissance, afin de le démanteler immédiatement après, par la substitution du rôle de la prise de décision des assemblées pour que les autorités locales, le lendemain que l’élection ait été gagnée. En outre, la participation aux élections locales donne la chance de commencer à changer la société par le bas, contre les approches étatiques qui visent à changer la société par le haut grâce à la conquête du pouvoir d’Etat, et contre l’approche « société civile » qui ne vise pas à un changement systémique du tout. Toutefois, l’objectif principal de l’action directe, ainsi que de la participation aux élections locales, n’est pas seulement la conquête du pouvoir, mais la rupture du processus de socialisation et par conséquent la création d’une majorité démocratique « par le bas », qui légitiment les nouvelles structures de la démocratie inclusive.

C’est au stade où le pouvoir a été gagné au niveau local à travers la participation à des élections locales que la transition vers une paideia démocratique peut commencer. La création d’institutions ID au niveau local implique non seulement le développement des institutions politique de la démocratie directe et les institutions culturelles contrôlée par des démos, mais aussi d’un secteur démotique, ce qui implique des unités de production qui sont détenues et contrôlées collectivement par les citoyens, ainsi que des institutions démotique du bien-être, de l’éducation et de la santé qui sont autogérées et contrôlées indirectement par les démos. Un nouveau système fiscal démotique (à savoir un système d’impôt directement contrôlée par les démos) servirait à financer : les programmes de demoticisation des ressources locales de production, offrant des possibilités d’emploi pour les citoyens locaux, les programmes de dépenses sociales qui couvriront les besoins de santé des citoyens qui comprennent les besoins d’éducation, divers arrangements institutionnels qui rendent la démocratie dans le ménage efficace (par exemple le paiement des travaux à la maison, pour le soin des enfants et des personnes âgées, etc). L’effet combiné des mesures ci-dessus sera de redistribuer le pouvoir économique au sein de la communauté, dans le sens d’une plus grande égalité dans la répartition des revenus et des richesses. Ceci, combiné avec l’introduction de procédures de planification démocratique, devrait fournir beaucoup de terrain pour la transition vers une véritable démocratie économique.

Dans ce système, les assemblées ont des pouvoirs importants dans la détermination de l’allocation des ressources dans le secteur démotique, à savoir, les entreprises démotique et le système de protection démotique. Dans un premier temps, les assemblées démotiques pourraient introduire un régime de bons à l’égard des services sociaux qui pourraient prendre la forme d’un régime démotique de crédit gratuit de carte dans le but de couvrir les besoins sociaux de tous les citoyens dans un système de protection sociale démotique, c’est à dire un système de protection contrôlée par les démos qui fournissent d’importants services sociaux (éducation, logement, etc) en local, ou régional, en coopération avec d’autres dèmoi dans la région.

En ce qui concerne le contenu et la nature du processus de l’éducation ainsi que la forme que prendra les établissements d’enseignement, les propositions faites dans la dernière section à propos de la façon dont une paideia démocratique serait organisée pourraient fournir une ligne directrice sur la façon dont l’éducation émancipatrice pourrait être organisée et les objectifs qu’elle doit poursuivre. Les objectifs généraux de l’éducation émancipatrice seraient de rompre le processus de socialisation dans une échelle sociale significative, de maximiser l’autonomie sociale et individuelle et de créer l’infrastructure d’une paideia démocratique.

Dans ce cas donc l’éducation est déjà contrôlée par les autorités locales, comme cela arrive encore dans certains pays, un programme pour l’établissement, des groupes d’éducation primaire, secondaire et tertiaire, tels que décrits ci-dessus, pourrait être mis en œuvre immédiatement après que le pouvoir local ait été gagné. Dans ce cas, les citoyens devraient être crédités, par le régime démotique de carte de crédit gratuit, d’un certain montant à être déterminé par les assemblées démotiques par rapport aux ressources du « démos », qui pourrait être utilisées à n’importe quel âge pour couvrir leurs besoins éducatifs.

Dans le cas cependant où l’éducation est toujours contrôlé par l’Etat, un système complet d’éducation émancipatrice ne peut pas être mis en place jusqu’à ce que suffisamment de dèmoi ont été créés de sorte que la démocratie confédérale inclusive pourrait être établi. Cependant, même avant cela, les assemblées démotiques doivent se battre non seulement pour créer un système éducatif décentralisé, mais aussi pour créer des opportunités d’éducation alternative dans le système existant. Un système d’éducation demoticisé pourrait mettre en œuvre le programme national obligatoire d’une façon qui mettrait en cause le système nationale imposé d’éducation aussi bien en théorie (interprétation de manuels scolaires prescrits sur la base du paradigme social-démocrate et de ses valeurs, opposition du programme officiellement prescrit avec d’autres programmes de connaissances fondées sur des valeurs démocratiques, etc) et dans la pratique (création d’espaces publics d’enseignement pour exécuter ces institutions). La disposition d’établissements d’enseignement complémentaire promouvant l’alternative démocratique mondiale vue à travers par exemple un système d’exploitation de la télévision pour une « éducation ouverte » démoticisée, la distribution gratuite de matériel d’éducation alternative (livres, vidéos etc) serait un élément important de l’éducation émancipatrice.

Toutefois, en dehors de la création de possibilités d’éducation alternative, qui serait complété par la mise à disposition gratuite d’une culture démocratique par un système de médias de masse demoticisés, théâtres, cinémas, etc, le fait même que les citoyens, pour la première fois dans leur vie , soient en mesure d’avoir leur mot à dire dans la gestion de leur vie quotidienne, à travers les nouvelles institutions politiques et économiques en cours de création, serait le moyen le plus important de l’éducation émancipatrice vers une paideia démocratique et une démocratie inclusive .-

 


Part 1:  http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article360

Part 2:  http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article361

Part 3:  http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article362

Part 4:  http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article363